© Thinkstock

Armes : trafiquer en toute impunité

Un marchand belge a livré des armes à la Sierra Leone sans licence. Vu les failles de la législation, il n’a pas grand-chose à craindre… une enquête exclusive du Vif/L’Express

Fin janvier 2012, plusieurs milliers d’armes de petit calibre de fabrication chinoise et leurs munitions ont été livrées à la Sierra Leone. Le Conseil de sécurité des Nations unies s’est inquiété de cette situation : la livraison d’armes, destinées à une aile paramilitaire de la police sierra-léonaise, fait craindre un regain de violence dans la course à l’élection présidentielle prévue en novembre. Or Le Vif/L’Express a appris que Serge Muller, l’intermédiaire qui a permis la livraison d’armes, est un ressortissant belge qui ne dispose d’aucune licence de courtage en armes. Il ne risque pourtant pas grand-chose.

D’après des documents exposant la transaction, publiés sur Internet fin février 2012, c’est la société Amylam qui a négocié le contrat et organisé le transfert entre les gouvernements chinois et sierra-léonais. Deux pages d’inventaire détaillent les quantités d’armes livrées pour un total de 4 504 300 dollars. D’après l’en-tête des documents, Amylam dispose d’une adresse à Freetown, capitale de la Sierra Leone, mais aussi à Anvers, dans le Diamond Exchange Building. Le numéro de téléphone indiqué est le même que celui utilisé par deux entreprises basées à la même adresse : Rex Diamonds et Rex Mining Company, dont le directeur est Serge Muller.

Contacté par nos soins, Serge Muller reconnaît son implication dans Amylam. « La transaction a été conclue par une entreprise de la Sierra Leone dans laquelle je suis actionnaire, directement entre les gouvernements de la Sierra Leone et de la Chine, affirme-t-il. Cela n’a rien à voir avec la Belgique. Je ne vis plus en Belgique depuis plus de trente ans et je ne suis plus actif dans le diamant depuis plusieurs années maintenant. » Serge Muller n’a pas souhaité davantage commenter son implication dans ce qu’il décrit comme « une affaire gouvernementale confidentielle ».

« La législation est purement théorique »

Diamantaire réputé, Serge Muller est domicilié en Suisse. Pourtant, en tant que citoyen belge, il tombe sous le coup de l’article 10 de la loi du 5 août 1991 relative à l’importation et à l’exportation d’armes, modifiée par la loi du 25 mars 2003 sur le courtage en armes. La législation belge en la matière s’applique même si le transfert s’effectue entre deux pays tiers, sans passage des armes par la Belgique. Pour la vente qu’il a facilitée avec Amylam, dont il est actionnaire, Serge Muller aurait donc dû demander et obtenir une licence de courtage délivrée par le ministère de la Justice. « L’intéressé ne dispose pas de la licence préalable pour pouvoir faire du courtage en armes », explique Filip Ide, chef du service fédéral des armes, à la direction générale législation du Service public fédéral Justice. « Cela ne doit toutefois pas nous étonner, continue-t-il, car la législation de 2003 ne prévoit pas de moyens de contrôle adéquats et elle reste ainsi purement théorique. Aucun courtier n’a demandé cette licence parce qu’il est impossible de les trouver si leurs activités se limitent à un bureau administratif en Belgique, sans que les armes passent par notre territoire. Comme dans ce cas-ci, ils ne sont découverts qu’à l’occasion d’un incident. » L’article 12 de la loi de 1991 punit les infractions en matière de trafic d’armes d’un mois à cinq ans d’emprisonnement et d’amendes de 10 000 à 1 million d’euros, éventuellement accompagnées de l’interdiction temporaire de procéder encore à des transactions en la matière.

En outre, Le Vif/L’Express a pu consulter des documents de commande datant de 1998. Il y apparaît que Chatelet Investment, basée au Luxembourg, est responsable d’une transaction dont les détails ont été envoyés depuis le fax de Rex Diamond Mining Company à Anvers, le 24 septembre 1998. Cette transaction concerne des pièces de rechange et des munitions pour un hélicoptère de guerre utilisé par le gouvernement de la Sierra Leone. D’après le pilote de l’hélicoptère, Serge Muller était l’intermédiaire pour cette commande.

La loi doit être appliquée

Ce dossier – pour lequel une enquête à l’encontre de Serge Muller serait en cours selon une source proche ; information que le parquet d’Anvers s’est refusé à commenter – démontre l’absence totale de contrôle des courtiers en armes en Belgique. Près de dix ans après avoir été votée, la loi n’est toujours pas appliquée. Ce n’est que lorsque l’information devient publique que les autorités compétentes en sont informées. La volonté de contrôler les activités des intermédiaires et des trafiquants d’armes belges, et de poursuivre ceux qui seraient en infraction, n’a pas semblé être une priorité des autorités compétentes depuis l’entrée en vigueur de la loi.

Pourtant, le problème est bien connu au niveau fédéral, compétent en la matière. En effet, peu après la condamnation aux Etats-Unis de Viktor Bout, le trafiquant d’armes qui utilisait fréquemment l’aéroport d’Ostende, la ministre de la Justice Annemie Turtelboom (Open VLD) a répondu au Sénat, en mai dernier, à une question portant sur le problème du contrôle des courtiers en armes : « Le système actuel n’est effectivement pas performant concernant les intermédiaires. […] Vu que les intermédiaires n’ont aucun intérêt à se faire contrôler, aucun d’entre eux n’a jamais demandé l’autorisation préalable de mes services. En conséquence, ils exercent leurs activités dans l’illégalité, lesquelles ne sont mises au jour que par hasard. Une nouvelle réglementation fédérale plus efficace s’impose dès lors. Une forme de contrôle économique semble plus indiquée. » Les cabinets Turtelboom et Vande Lanotte (Economie – SP.A) se sont réunis informellement ces jours-ci à ce propos afin de trouver une solution à cette problématique.
« La loi existe et doit être appliquée, affirme Virginie Moreau, experte en courtage au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP). Le principal problème est de parvenir à inciter les courtiers à venir se déclarer aux autorités belges pour exercer une activité qui, en soi, est légale. »

En Belgique, la loi sur le courtage en armes prévoit que la licence porte sur le courtier, pas sur ses activités. La personne qui souhaite organiser un transfert d’armes doit s’enregistrer auprès des autorités fédérales, mais ses activités ne feront pas l’objet d’une licence par la suite. Virginie Moreau pointe un autre problème de la loi belge : « La réglementation européenne demande aux Etats membres de prévoir une licence pour chaque activité de courtage en armes. » En clair, la législation belge en matière de courtage en armes n’est pas en conformité avec deux réglementations européennes datant de 2003 et 2008. Une double anomalie alors que tout au long du mois de juillet les Nations unies ont négocié l’adoption d’un traité sur le commerce des armes.

DAMIEN SPLEETERS

Cette enquête a reçu le soutien du Fonds Pascal Decroos pour le journalisme d’investigation. Info : www.fondspascaldecroos.org



Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire