L'armée belge. © VIRGINIE LEFOUR/BELGAIMAGE

Armée belge : Si les Russes attaquent à l’aube…

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Bruits de bottes à l’Est. Poutine-la-menace divise les députés belges en « faucons » et « colombes », comme aux plus belles heures de l’ère soviétique. Et remet en lumière le cruel état de dénuement de l’armée belge.

Jobs, jobs, jobs. Zutendaal, ses sans-emploi, son domaine militaire en voie de réactivation. America is back. L’heure des retrouvailles avec l’Oncle Sam en terre limbourgeoise. L’US Army va y reprendre possession du dépôt délaissé voici plus de quinze ans. De quoi stocker à nouveau tanks, véhicules blindés et autres armes conventionnelles. Banal prépositionnement de matériel lourd, a rassuré le ministre de la Défense Steven Vandeput (N-VA) en rendant sans renâcler les clés du site aux Américains.  » Cet entreposage n’a aucun lien avec un conflit ou une menace spécifiques.  » Washington n’agit pas autrement en Allemagne et aux Pays-Bas. Ce réinvestissement des lieux n’a d’autre objectif que de pouvoir équiper une division blindée de 15 000 à 20 000 hommes à déployer en Europe. Sait-on jamais…

Zutendaal ne boude pas son plaisir : 200 à 250 jobs locaux à la clé, c’est toujours ça de pris. Jef Bobbaers est heureux pour ses 6 800 administrés.  » Ce retour des Américains est une bonne nouvelle pour la commune et pour l’emploi « , confie le maïeur au Vif/L’Express. Merci qui ? Merci Poutine.

Le maître du Kremlin a perdu l’habitude d’être complimenté sous nos latitudes. Ses sautes d’humeur à l’Est font même jaser parmi les représentants de la Nation belge. Et les forcent à un grand bond en arrière.

La Russie de Poutine renoue avec ses incursions de sous-marin ou de bombardiers dans nos parages.
La Russie de Poutine renoue avec ses incursions de sous-marin ou de bombardiers dans nos parages. © FRED TANNEAU/BELGAIMAGE

 » Après plus de deux décennies d’apaisement, notre sécurité et nos valeurs sont remises en cause par des forces politiques et militaires venant de l’Est et du Sud. La Russie pose question, elle a réadopté une attitude qui menace nos intérêts et notre sécurité.  » A l’entame de l’été, Richard Miller, député fédéral MR, invite ses pairs à fermer une parenthèse de vingt-cinq ans et à jeter un coup d’oeil dans le rétro. Les plus âgés ou les plus capés dans l’hémicycle se rappelleront comme si c’était avant-hier de ce  » bon vieux temps  » de la guerre froide et sa logique frigorifiante de deux blocs surarmés, le doigt sur la détente, que séparait un rideau de fer balafrant le continent.

Sous-marin et bombardiers russes de retour dans nos parages

On en serait donc là ? Moscou ne dément pas, trop heureux d’entretenir le suspense. L’Ours russe reprendrait le sentier d’une guerre froide 2.0, qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Il arrive même que cela se passe près de chez nous : en novembre 2015, lorsqu’un sous-marin russe est repéré non loin de la côte belge, à la limite de nos eaux territoriales ; au début 2016, lorsque des bombardiers stratégiques russes s’avisent de frôler notre espace aérien. Du jamais-vu depuis la fin de la guerre froide. La Russie n’est plus soviétique mais elle y puise le goût de la provocation.

Certains députés belges sont sous le choc. A la veille d’un sommet  » importantissime  » de l’Otan programmé à Varsovie, Richard Miller a donc cru de son devoir de sonner le tocsin.  » Les frontières de l’Otan sont inviolables. Ce fondement date de l’Alliance atlantique, il doit être remis en avant comme il a été le socle de notre sécurité commune pendant toute la guerre froide.  »

Dans la coulisse, les pontes de l’Alliance font leur boulot. Ils chauffent les salles au fil de rencontres avec les élus européens, belges compris. Printemps 2015, Jamie Shea, secrétaire général adjoint de l’Otan, de passage rue de la Loi, briefe l’assistance parlementaire :  » La puissance militaire a fait son grand retour en Europe et dans le monde, qu’on le veuille ou non. De nombreux Etats, même de taille moyenne, consacrent d’importants investissements aux forces armées.  » La Belgique serait bien inspirée d’en faire autant.

Qu’on le veuille ou non, la puissance militaire a fait son grand retour en Europe et dans le monde »

Le message percole. Témoin, cet élu N-VA, Peter Buysrogge, encore ado lorsqu’a implosé le bloc soviétique, qui croit tenir les coupables d’un funeste relâchement :  » Les dividendes « excessifs » de la paix et le démantèlement « irrationnel »  » de la défense dans l’Union européenne depuis la chute du rideau de fer.  » L’appel otanien à regarnir les arsenaux en consacrant au moins 2 % du PIB aux appareils militaires occidentaux devrait tomber sous le sens.

Sauf que ces roulements de mécaniques laissent aussi de marbre. On ne la lui fait pas, au SP.A. Les socialistes flamands furent à l’avant-garde de la croisade contre le déploiement des missiles de croisière US sur le sol belge dans les années 1980, ils furent les chantres du désarmement quitte à passer pour d’irresponsables adeptes du  » plutôt rouge que mort « . Ils tiennent à leur réputation. En leur nom, Dirk Van der Maelen ressort les calicots de la naphtaline.

Les conscrits en 1951 : la guerre froide faisait plus dans la quantité que la qualité.
Les conscrits en 1951 : la guerre froide faisait plus dans la quantité que la qualité.© PHOTO NEWS

Où çà, une menace russe ? attaque le député. La ficelle est un peu grosse :  » Ces discours me rappellent le climat instauré pendant la guerre froide : on insistait sur la menace que constituait la Russie pour justifier auprès de la population une course à l’armement, alors qu’il s’est avéré par la suite que les ressources russes ne correspondaient pas à ce qui avait été prétendu.  » La manoeuvre est cousue de fil blanc :  » Les Etats-Unis souhaitent uniquement augmenter les moyens budgétaires mis à la disposition de l’Otan pour en faire un instrument de lutte concurrentielle avec la Chine et d’autres pays asiatiques.  » Ce branle-bas de combat n’est que tissu de bobards et affaire de business.

Charles Michel :  » La situation est très éloignée de celle de la guerre froide  »

Et puis, il y a ceux qui sont au milieu du gué. Qui demandent à voir. Le PS qui s’interroge, avec son représentant Sébastian Pirlot, sur cette  » relative fixation des pays de l’Est sur la menace russe, que je peux comprendre compte tenu du joug communiste « . Ou Georges Dallemagne, pour le CDH, qui soupçonne derrière  » une certaine anxiété dans le discours  » la justification d’une nouvelle escalade des moyens militaires.

Atlantistes contre pacifistes.  » Faucons  » face aux  » colombes « . Info ou intox. Comme aux plus belles heures de la guerre froide, les députés reprennent la pose et les partis dépoussièrent leur argumentaire. Les communistes, cette  » cinquième colonne  » jadis accusée de rouler pour Moscou, ont disparu du décor. Mais l’ultragauche, réincarnée par le PTB, reprend le flambeau. Et la grille de lecture resservie par un de ses deux élus fédéraux, Marco Van Hees, n’a pas pris une ride : haro sur  » la logique d’intervention de l’Otan et ses conséquences désastreuses. C’est l’inverse qu’il faut faire : investir dans une politique de paix et de désarmement, qui évite les interventions guerrières déstabilisatrices, qui privilégie la diplomatie et les négociations.  »

Tout doux, camarades, à quoi bon monter dans les tours ? A la veille de rallier la grand-messe otanienne à Varsovie, début juillet dernier, Charles Michel (MR) s’est employé à faire baisser cette poussée d’adrénaline. Et le Premier ministre d’inviter à ne pas se tromper de  » guerre  » :  » La situation politique et sécuritaire actuelle est très éloignée de celle de la guerre froide. A cette époque, une armée américaine complète était présente dans la région, deux à trois brigades belges étaient basées en Allemagne.  » Pas faux. Lorsqu’ils sont invités à prendre les paris sur la nature de la menace à l’Est, les experts sont quasi unanimes à mettre en garde contre toute analogie.

Les socialistes flamands gardent la fibre pacifiste. Au centre de la photo : Karel Van Miert et Louis Tobback lors d'une manif contre les missiles de croisière US, en 1983.
Les socialistes flamands gardent la fibre pacifiste. Au centre de la photo : Karel Van Miert et Louis Tobback lors d’une manif contre les missiles de croisière US, en 1983.© BELGAIMAGE

Cela tombe plutôt bien. Car l’armée belge, elle, serait parfaitement incapable de soutenir une telle comparaison. En tournant la page de la guerre froide dans les années 1990, elle a résolument tourné le dos à un hypothétique champ de bataille européen. Les Russes attaquent à l’aube, et ceci n’est pas un exercice ? Mieux vaut ne pas y penser.  » L’armée belge n’est absolument plus adaptée à une guerre conventionnelle en Europe. Elle est moribonde et son budget, équivalent à 0,9 % du PIB, n’a jamais été aussi bas « , constate le colonel en retraite Jean Marsia, qui fut conseiller en défense du Premier ministre Di Rupo (PS).

La puissance de feu de l’armée belge inférieure à celle de l’Estonie

L’homme des casernes n’est plus ce qu’il était. Un quart de siècle de détente Est-Ouest l’a métamorphosé. On lui a fait quitter ses quartiers en Allemagne pour rentrer au pays avec armes et bagages. Il a pris congé de toute cette belle jeunesse masculine qui devait passer dix à douze mois sous les drapeaux. Il a revu de fond en comble sa doctrine de combat et adapté son armement en conséquence. Jusqu’à perdre l’usage de la chenille, du char lourd et des grosses pièces d’artillerie, envoyés pour de bon à la casse.

La puissance de feu qui lui reste se réduit à fort peu de chose. Début 2015, face aux députés penchés sur le futur de notre défense, Joseph Henrotin, associé au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux, a vite fait le tour de la question.  » La puissance de feu de la composante terrestre se résume à quatre chiffres : 18, 32, 24, 52.  » Soit : 18 blindés AIV pourvus de canons de 90 mm, 32 blindés AIV équipés de canons de 30 mm, 24 obusiers de 105 mm et 52 mortiers de 120 mm.  » Cette puissance de feu est inférieure à celle d’un Etat tel que l’Estonie et ses 1,32 million d’habitants.  »

Inutile d’attendre d’une armée aussi  » light  » qu’elle fasse le poids devant n’importe quel rouleau compresseur. André Dumoulin, attaché de recherche à l’Institut royal supérieur de défense et chargé de cours à l’université de Liège, passe les troupes en revue :  » L’armée belge n’est plus apte à intervenir dans le combat lourd. Sa compétence s’est perdue et serait extrêmement difficile à retrouver. Elle opère désormais dans une spécialisation par défaut qui, dans l’hypothèse la plus absurde d’une guerre conventionnelle, la ferait intervenir dans un rôle de support.  »

La puissance de feu de l'armée belge sur terre : inférieure à celle de l'Estonie.
La puissance de feu de l’armée belge sur terre : inférieure à celle de l’Estonie.© BELGAIMAGE

C’est le moment choisi par certains pour recommander de lui rendre son cachet d’antan. Il flotte vaguement dans l’air du temps l’idée de sortir le service militaire obligatoire du frigo dans lequel il est remisé depuis 1994. D’imposer cette  » école de vie  » durant douze mois aux jeunes de 18 ans. L’appel sous les drapeaux redeviendrait tendance. Moins pour être capable de faire nombre face à un envahisseur, que pour favoriser le brassage social.

Retour au service militaire : non-sens militaire et folie budgétaire

Aimable plaisanterie, militairement parlant.  » Ni opportun ni faisable ni raisonnable « , riposte-t-on de divers horizons politiques.  » Un service à l’ancienne supposerait de rouvrir des casernes, racheter du matériel et de l’équipement. Pure vision dans le rétroviseur, sans justification opérationnelle « , tranche André Flahaut, PS et ex-ministre de la Défense.  » Il en coûterait deux milliards par an. Aberrant. Le service militaire n’a pas pour vocation d’être un outil éducationnel « , assène Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre.

Il faudrait de solides motifs pour en arriver à pareille extrémité. André Dumoulin :  » Réinstaurer une garde nationale ou un service militaire civique fondé sur une formation militaire de base à suivre par les jeunes hommes et les jeunes femmes n’est pas une idée insensée. Mais aucun parti ne se risquerait à proposer un tel projet sans que la situation ne dégénère au point de le justifier.  »

Aucune velléité non plus, dans le chef du ministre de la Défense, de pousser à la consommation : ce n’est plus de chair à canon dont l’armée a besoin mais de soldats professionnels, spécialisés, bien entraînés et correctement équipés. Steven Vandeput ferme la porte à la résurrection d’une institution très  » belgicaine  » :  » A l’époque de la guerre froide, il était beaucoup plus question de quantité que de qualité. Un an de service ne suffit plus à apprendre et maîtriser les tâches et les techniques complexes propres à l’armée.  »

Ce serait pure folie budgétaire alors que, relève ce spécialiste,  » le maintien de quatre composantes militaires devient tout simplement impayable. La Belgique ne dispose de facto déjà plus d’une force terrestre à part entière.  » Et le Premier ministre a tué dans l’oeuf toute perspective d’une remontée en puissance militaire :  » Il ne sera pas possible pour la Belgique d’investir dans des forces armées terrestres mécanisées.  » Casser sa tirelire pour renouveler la flotte d’avions de combat sera déjà un sacrifice bien suffisant à supporter.

Il faudra bien sortir l’argent, le nerf de la guerre. Au nom de la suédoise, Charles Michel s’est engagé et engage surtout ses successeurs à sortir la grande muette de sa grande misère et à ne plus traiter exclusivement l’armée en vulgaire variable d’ajustement budgétaire. Sans aller jusqu’à renouer avec un budget digne de la guerre froide, supérieur à 3 % du PIB. Juste assez pour hisser les moyens de la défense au-dessus de la barre du 1 % (1,3 %) d’ici à 2030. Et faire moins pâle figure parmi les cancres de la classe atlantiste.

L’opposition en a avalé son béret de rage, hurlant à l’enfumage. Mais dans les rangs de la majorité, le MR Denis Ducarme a eu des accents lyriques pour qualifier cette remilitarisation.  » Enfin nous réinvestissons dans la défense nationale ! Enfin, et cela n’était plus arrivé depuis la fin de la guerre froide, nous repasserions la barre des 1 % du PIB. Nous tournons la page à vingt-cinq années de désinvestissements.  » Le maître du Kremlin en tremble déjà.

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