© Hatim Kaghat

« Après l’affaire Dutroux, des personnes ont retrouvé la mémoire d’abus sexuels »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Après vingt ans de travail dans l’aide aux victimes, le docteur en psychologie et psychanalyste a voulu renouer avec le versant humanisant de l’homme. Résultat : un livre sur les justes rwandais, ces Hutus qui ont sauvé les Tutsis du génocide. Preuve que les pressions n’abolissent pas la possibilité de décider le bien.

Les justes rwandais sont « des êtres exceptionnellement normaux , écrivez-vous (1). Comment l’expliquez-vous ?

L’humilité de ces justes est très impressionnante. Ils ne font rien pour faire connaître leurs actes. Sur les vingt que j’ai interrogés, un seul estimait mériter de la reconnaissance. Tous les autres ont été étonnés des marques de gratitude, et ceux qui ont reçu un cadeau d’une ONG, une vache ou le coût de travaux de rénovation de la maison familiale, en ont été choqués. Car pourquoi honorer celui qui agit normalement ? Pour eux, il est logique d’aider celui qui est traqué, qui va être tué uniquement pour ce qu’il est, à savoir être tutsi. Ce sens normal de l’humanité était profondément ancré en eux et ils l’ont assumé avec un courage extraordinaire qui ne les habitait sans doute pas auparavant. Devant la menace illégitime qui pesait sur un être humain, ils ont sans hésitation accepté de mettre leur propre vie en péril, et cela malgré une peur extrême. Parce que, pour eux, il est inconcevable de vivre si on ne met pas en pratique ce qui est juste. En ce sens, ils ont assumé de façon exceptionnelle une normalité humaine.

Beaucoup de vos témoins se réfèrent à l’attitude de leurs parents ou de leurs ancêtres pour expliquer leur réaction. La solidarité et le courage sont-ils affaire d’éducation ?

Certes, ils relatent avoir bénéficié de bons exemples familiaux dans le sens de la solidarité humaine. Mais tous insistent sur le choix du coeur :  » De toute façon, cela dépend de ton coeur, si tu as un bon coeur ou le coeur mauvais « , affirme une juste. Le  » coeur  » n’a pas, dans ce contexte, la même signification au Rwanda que chez nous. Il désigne explicitement – ils le soulignent tous – le choix éthique personnel assumé par les personnes au-delà des influences et des pressions subies. Ces actes et ces témoignages nous enseignent une leçon de vie. La liberté peut être limitée par le contexte, voire extrêmement limitée. Mais celui-ci ne l’abolit jamais complètement. Les justes en sont un exemple vivant.

Le discours anti-Tutsi qui a conduit au génocide de 1994 a surtout été propagé par les gens instruits vivant à Kigali, selon Jacques Roisin.
Le discours anti-Tutsi qui a conduit au génocide de 1994 a surtout été propagé par les gens instruits vivant à Kigali, selon Jacques Roisin.© Wim Van Cappellen/Reporters

Pour la plupart des justes que vous avez rencontrés, l’arme pour résister aux tueurs se résume à la force de conviction. Comment a-t-elle pu suffire ?

Beaucoup l’ont affirmé :  » Notre seule arme était la parole.  » C’est incroyable à quel point cela a marché. Il est vrai que la culture rwandaise est une culture de la parole. Prenez l’exemple de Damas Gisimba, responsable d’un orphelinat. Il explique avoir convaincu les assaillants hutus venus le harceler pendant trois mois de ne pas s’en prendre à  » ses  » enfants, notamment en leur disant que ceux-ci étaient peut-être les leurs ou ceux de leurs frères parce qu’au Rwanda, les enfants adultérins étaient souvent abandonnés à la rue. Les justes ont utilisé la parole avec énormément de conviction et de persuasion. D’autres ont utilisé la force et se sont battus au corps-à-corps pour défendre des Tutsis. Les résultats ont été inespérés. Ils évoquent alors l’idée de miracle et estiment que  » Dieu a dû intervenir « .

On s’est beaucoup interrogé en 1994 sur la perpétration du génocide dans un pays fortement christianisé. Pourtant, beaucoup de témoins interrogés tirent argument de leur foi pour expliquer leur comportement. La religion peut-elle produire le meilleur et le pire ?

Les génocidaires ne recouvrent pas toute la population hutue. Ce sont surtout les gens instruits vivant à Kigali qui ont propagé un discours anti-Tutsi. Dans les campagnes, le sentiment anti-Tutsi était beaucoup moins répandu. Pourquoi les  » intellectuels  » ont-ils été à la manoeuvre ? Parce qu’ils ont été imprégnés par un enseignement catholique qui a présenté les Tutsis comme une race supérieure faite pour dominer. Cette mythologie importée était très dévalorisante pour les Hutus. Cet enseignement a eu des effets effroyables, il s’est retourné contre les Tutsis, présentés comme une race d’intrus et de dominateurs… Dans le même temps, des Hutus génocidaires, chrétiens ou pas, ont montré une grande agressivité contre la religion catholique qui avait interdit les rituels locaux, qui avait imposé des conversions par la force et s’était substituée de façon artificielle à la religion traditionnelle. Ceux-là s’en sont pris par exemple aux crucifix ou aux autres représentations de Jésus, assimilé à un Tutsi.

Pourquoi honorer celui qui agit normalement ?, s’interrogent les justes

Vous insistez sur  » l’importance de la référence à un scénario de type imaginaire chez les fanatiques « . Parlez-vous là de la déshumanisation de l’ennemi ?

Ceux qui veulent fanatiser utilisent des discours parfois très courts mais pourvus d’une même matrice : déshumaniser l’adversaire et, a contrario, préciser les caractéristiques à respecter pour faire partie du camp des  » bons  » qui sont glorifiés. A la fin des années 1990, en Algérie, des rescapés de massacre nous racontaient que les salafistes tuaient même pendant les fêtes religieuses parce qu’ils voulaient imposer aux fidèles musulmans les rites et les vêtements du temps de Mahomet. Au Rwanda, il fallait être hutu,  » le seul vrai peuple du Rwanda « , et le prouver par la carte d’identité. Les Tutsis, en revanche, étaient ravalés au rang de  » cafards « . Le fanatisme ravive en l’exacerbant un fond narcissique et puriste qui existe chez tout un chacun. Mais les justes, eux, au nom du genre humain choisissent de ne pas se laisser fanatiser.

Vous avez soigné des victimes de violence dans le cadre d’un génocide, d’une épuration ethnique (Kosovo) ou de massacres terroristes (Algérie). Avez-vous repéré des constantes dans les souffrances rencontrées ?

Il y a une constante chez ces victimes. C’est la destruction de la confiance dans l’humanité. Elles peuvent même le cacher à leur entourage. J’animais un groupe de parole à Charleroi avec des rescapés rwandais alors que le génocide était encore en cours. Une des participantes était paisible et souriante, ce qui nous étonnait. Mais, à la troisième séance, elle a craqué. Comme si elle se dissociait, elle est devenue rigide, elle a parlé d’une voix monocorde et dit :  » Que valent les humains ? Aujourd’hui, ils se présentent comme votre frère, votre ami, votre prêtre… Demain, ils seront vos traîtres. Je ne ferai plus jamais confiance à personne. Jamais. J’ai perdu la vie là-bas.  » Cachée dans un caniveau la nuit alors que son mari était allé chercher du secours, elle avait surpris ses voisins raconter sa mise à mort prochaine. L’essentiel du travail thérapeutique avec ces personnes est de leur permettre d’avoir à nouveau foi en l’humanité.

La réussite de cette « réhumanisation passe-t-elle par le langage ?

(1) Dans la nuit la plus noire se cache l'humanité. Récit des justes du Rwanda, par Jacques Roisin, Les Impressions nouvelles, 366 p.
(1) Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité. Récit des justes du Rwanda, par Jacques Roisin, Les Impressions nouvelles, 366 p.

Disons par la réinscription dans des relations fiables. Certes grâce au travail thérapeutique de la parole mais aussi en cherchant par exemple avec la victime la personne ou le petit groupe dans lesquels elle pourrait encore faire confiance. Relier les gens à l’humanité est une voie royale pour dépasser le traumatisme surtout lorsqu’il suit des actes de barbarie comme dans les cas de génocide ou d’épuration ethnique. Ici la violence est extrême, c’est-à-dire qu’elle atteint plus que l’intégrité physique et psychique des victimes, elle vise à détruire la dignité de la personne. Une fillette de 12 ou 13 ans m’a raconté les stratégies utilisées qui lui ont d’ailleurs permis d’échapper au pire : elle s’était écrasé les seins avec un essuie pour apparaître comme un garçon. Lorsqu’elle avait été attrapée par un génocidaire, elle lui avait dit :  » Pardonne-moi, je ne serai plus Tutsie.  » Cette phrase montre que la violence génocidaire vise ce que les victimes sont, pas ce qu’elles ont fait. On veut anéantir leur être.

Les réactions à l’affaire Weinstein marquent-elles un tournant dans la perception des violences faites aux femmes ? La honte a-t-elle changé de camp ?

Première réflexion. Pour les femmes qui ont vécu avec cette horreur en elles et qui n’ont jamais osé en parler, le retentissement de l’affaire Weinstein peut les libérer. Dans les services d’aide aux victimes en Belgique, nous avons tous constaté des changements notables à la suite de l’affaire Dutroux. Dans la façon de considérer les victimes d’agressions sexuelles et dans la libération de la parole. Beaucoup de victimes ont eu l’impression qu’on pouvait enfin les écouter. Des personnes en ont même retrouvé la mémoire d’abus sexuels. L’oubli des agressions sexuelles dans l’enfance a considérablement diminué alors qu’il agissait comme un mécanisme de défense de déni du traumatisme tellement fréquent auparavant. Le déni personnel du traumatisme reprenait celui de la société. Deuxième réflexion. Le slogan #BalanceTonPorc me paraît inadéquat. Il risque de mobiliser la montée de la haine et le désir de vengeance. Or, ce n’est certainement pas par ces biais-là que les victimes vont pouvoir dépasser leur profonde détresse et que l’on peut les y aider. J’ai mené pendant vingt ans des consultations individuelles et des groupes de parole avec des femmes victimes d’agressions sexuelles. Il est surtout important qu’elles puissent être comprises, entendues dans la gravité traumatique par leur entourage et par la société. Par exemple elles ne  » se font  » pas violer, elles  » sont  » violées !

Bio express

1949 : Naissance le 10 mars à Wetteren.

1993 – 2012 : Consultant au Service d’aide aux justiciables et aux victimes de Charleroi.

2010 : Publie De la survivance à la vie, essai sur le traumatisme psychique et sa guérison (PUF).

2014 : Parution de Le Fils de l’homme, le récit généalogique de René Magritte, et réédition de René Magritte, la première vie de l’homme au chapeau melon (Les Impressions nouvelles).

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