Rompre le secret est déjà un devoir en cas de péril grave. Mais le gouvernement en veut plus. © DIETER TELEMANS /ID PHOTO AGENCY

Anti-terrorisme: le gouvernement veut que certaines professions rompent le secret professionnel

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Travailleurs sociaux, avocats, médecins, psys : le gouvernement veut s’adjoindre les services de nouveaux auxiliaires de police et de justice. Au nom de la lutte contre le terrorisme. Avant d’autres croisades ? Malaise. La proposition de loi concernant les travailleurs sociaux n’a pas été adoptée, et est renvoyée au Conseil d’État, après les amendements introduits par une partie de l’opposition.

A la guerre comme à la guerre. Les semeurs de terreur sont à l’oeuvre, la fin justifie toujours plus de moyens de les mettre hors d’état de nuire. Le gouvernement fédéral (N-VA – MR- CD&V – Open VLD) s’emploie ainsi à délier les langues. A la recherche de lanceurs d’alerte, il jette son dévolu sur un vivier de choix : les détenteurs du secret professionnel. Le Code pénal, en son article 458, se charge des présentations :  » Les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sages-femmes et toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie.  »

Ça fait du monde. Les travailleurs sociaux des CPAS en sont un échantillon représentatif. Ne sont-ils pas admirablement placés pour glaner des informations sur celles et ceux qui leur demandent assistance ? On en fera donc de précieux auxiliaires de la police et de la justice. Contraints de transmettre les renseignements que leur demandera un procureur du Roi et de lui déclarer de manière proactive tout indice sérieux d’existence d’une infraction terroriste. Surveillant du pouvoir : une nouvelle corde à l’arc des assistants sociaux.

Ils ne se sentent pas une vocation d’indic ? Ils s’y feront. Le pouvoir gouvernemental est déterminé à passer outre aux états d’âme et cas de conscience qui se manifestent.  » Dérive sécuritaire « ,  » appel malsain à la délation « ,  » Etat policier « ,  » atteintes à la vie privée  » : le secteur social s’indigne et se cabre, la société civile s’émeut, les psys s’alarment d’une réécriture de leur code de déontologie, et les communiqués fusent dans l’espoir que le Parlement renoncera à franchir le pas. Un recteur d’université en a appelé par lettre ouverte à la conscience morale du Premier ministre Charles Michel (MR). Yvon Englert (ULB), spécialiste d’éthique médicale, a eu des mots très durs pour qualifier les manoeuvres en cours : s’attaquer aux libertés sous couvert de risque sécuritaire porte la griffe des régimes totalitaires. Et de citer, en guise de références, l’Allemagne nazie de 1933, aujourd’hui la Turquie d’Erdogan. Voilà la suédoise en sinistre compagnie.

A d’autres moments de l’histoire, on a fait des fonctionnaires des agents délateurs »

Eric Massin, député PS dans l’opposition, a usé du même registre en lançant au visage du porteur du dossier, le ministre de l’Intégration sociale Willy Borsus (MR) :  » A d’autres moments de l’histoire, certains ont décidé que des fonctionnaires devaient être des agents délateurs. On n’en est vraiment pas loin.  » Willy Borsus a bondi sous l’insulte :  » Il serait élégant de retirer votre comparaison indigne !  » Il en faudra plus pour le faire reculer, lui qui se félicite de se montrer particulièrement offensif sur le front du secret professionnel. Et qui entend ne pas en rester là :  » J’envisage même d’étendre le dispositif au-delà des faits terroristes, aux crimes les plus graves.  »

Le libéral francophone se sait soutenu. Le partenaire N-VA veille à ce que personne ne flanche dans les rangs de la majorité. Les nationalistes flamands sont à la pointe du combat, avec ce mot d’ordre tout trouvé : le citoyen ne pourrait comprendre toute forme indirecte de solidarité avec des terroristes ou leurs sympathisants.

Polémique, invectives, mobilisation. Pendant ce temps-là, Koen Geens (CD&V) avance à pas feutrés. Le ministre de la Justice préfère enfouir ses intentions dans des projets de loi kilométriques. Son dernier  » pot-pourri « , cinquième de la lignée, traite de simplification, d’harmonisation, de modernisation, d’informatisation de la justice. Et puis d’un tas de diverses mesures. Comme ces quelques retouches apportées au secret professionnel, noyées dans la masse d’articles de loi.

L’obligation de se taire imposée à certaines professions contrarie aussi Koen Geens. Il y voit dans certains cas une  » entrave juridique « . D’autres dépositaires du secret professionnel que les travailleurs sociaux doivent pouvoir partager  » leurs inquiétudes  » face à des comportements jugés troublants ou déviants. Sans craindre de violer leur droit légal au silence.

Yvon Englert, recteur de l'ULB, a eu des mots très durs.
Yvon Englert, recteur de l’ULB, a eu des mots très durs.© LAURIE DIEFFEMBACQ/BELGAIMAGE

Le ministre a trouvé la formule :  » le secret professionnel partagé « . Non pas sous la contrainte, mais sur invitation. Avocats et professions médicales seront autorisés à mettre le procureur du Roi dans la confidence de ce qu’aura confié un client ou un patient. Et cela pour une juste mais vaste cause : lorsque la sécurité publique ou la sûreté de l’Etat est en jeu. C’est-à-dire ?  » En cas de situations potentiellement dangereuses qui menacent l’espace public.  » Un danger terroriste aujourd’hui. Mais demain : une grève, une occupation d’usine, un mouvement de contestation sociale ou toute autre croisade ? Koen Geens prolonge :  » Les instances concernées pourront agir si nécessaire de façon appropriée dans les différents milieux de vie dans lesquels l’intéressé évolue, dans un contexte plus large d’accompagnement, de suivi ou de poursuites encadrant le bénéficiaire du secret.  » Le foreign terrorist fighter aujourd’hui. Et demain : tout autre perturbateur désigné de l’ordre établi ?

Le ministre de la Justice ne se contente pas de vouloir inciter à ce que la parole se libère. Il annonce aussi une plus grande sévérité pour les bavards qui, eux, violeront leur secret professionnel : ceux qui feront  » fuiter  » des infos sensibles ou dérangeantes à l’intention de la presse sont prévenus.

Tout ce zèle intrigue. Il malmène un acquis historique, que rappelle Véronique van der Plancke, avocate au barreau de Bruxelles :  » L’obligation de se taire est le principe, la faculté de parler les exceptions : elles sont énumérées limitativement par la loi.  » Rompre le secret est déjà un devoir, en cas de péril grave ou d’assistance à personne en danger. Mais le gouvernement en veut plus. Et ses procédés inquiètent les milieux visés : une  » invitation à parler  » pourrait se faire insistante, pressante, voire menaçante.  » La machine pénale a un potentiel destructeur « , souligne l’avocate.

Bonjour la confiance entre le client et son avocat, entre le patient et son médecin.  » Ce projet va très loin, ce qu’il prévoit est tout à fait disproportionné. Le signal donné est grave « , relève Benoît Dejemeppe, président du Conseil national de l’Ordre des médecins, qui a été entendu au Parlement en compagnie d’autres juristes. Entendu et… compris ? La crainte le dispute à la résignation chez Denis Bosquet, représentant d’Avocats.be :  » Nous prêchons dans le désert. Que va-t-il advenir de tout cela ? Il faut s’en inquiéter. Car le jour où une Marine Le Pen ou un Donald Trump débarqueront chez nous et hériteront d’un tel arsenal législatif…  » Le terrain aura été bien préparé.

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