© BELGA

Annulation partielle du Wooncode par la Cour constitutionnelle

Dans le dossier du Wooncode, le législateur flamand est prié de remettre son ouvrage sur le métier. Explications.

Certains francophones belges craignent d’être discriminés par des mesures régionales flamandes alors que la Région flamande tente tant bien que mal de défendre son indentité culturelle. Les arrêts récents rendus le 7 novembre par la Cour constitutionnelle dans l’affaire du Wooncode semblent apporter un éclairage nouveau à cette problématique. Vu sa complexité, cette affaire demande quelques explications.

Conformément au droit régional flamand (livre 5 du décret du 27 mars 2009 « décret Wooncode »), les personnes souhaitant acquérir ou louer pour plus de neuf ans des terrains ou des constructions dans 69 communes sujettes à un phénomène de « gentrification » doivent apporter la preuve devant la « provinciale beoordelingscommissie » compétente qu’ils entretiennent avec la commune concernée un lien social, économique ou culturel spécifique. Il en résulte qu’il est plus difficile pour un francophone ou un germanophone d’acheter un terrain en Flandre que pour un flamand d’acquérir un immeuble dans sa région. Depuis 2009, sur la base de cette législation, les commissions provinciales estimèrent que 31 dossiers d’acquisition d’immeubles ne répondaient pas aux critères précités.

Or, ce clochemerle belge n’est pas dépourvu d’impacts transnationaux. En effet, dans un arrêt rendu le 8 mai 2013 (aff. jtes. C-197/11 et C-203/11 ; voy. l’article du Vif « Le Wooncode au diapason des libertés économiques fondamentales »), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait estimé qu’un tel régime d’autorisation préalable à l’achat ou à la location était de nature à dissuader les ressortissants de l’UE qui possèdent un bien sur le territoire des 69 communes cibles de quitter ces dernières pour s’installer sur le territoire d’un autre Etat membre. En outre, aux yeux de cette cour, le régime empêchait aussi les ressortissants d’autres Etats membres qui ne disposent pas d’un tel lien à acquérir ou à louer des biens dans les 69 communes. Aussi de telles restrictions s’avèrent-elles contraires à plusieurs libertés économiques (libre circulation des capitaux, des travailleurs et des citoyens de l’UE, liberté d’établissement, libre prestation des services). Les critères socio-économiques et culturels du rattachement (« lien suffisant ») au regard de l’objectif de la politique régionale flamande (une offre suffisante de logements pour des personnes défavorisées de la population locale ou d’autre personnes à faible revenu) furent écartés.

Selon la CJUE, le régime de discrimination positive ne profitait pas aux seules personnes défavorisées : si le retraité fortuné dispose d’un « lien suffisant » avec Steenokkerzeel au motif qu’il y réside depuis plus de cinq ans ou qu’il est membre de la fanfare locale, il ne se trouve pas dans la même situation qu’un chômeur.

Ce raisonnement est repris dans le premier arrêt (144/2013) de la Cour constitutionnelle, laquelle était liée par les enseignements de l’arrêt du 8 mai 2013. Aussi la Cour a-t-elle annulé le livre 5 du Wooncode au motif qu’il ne répondait pas au droit de l’UE.

L’annulation entraîne deux conséquences

En premier lieu, le législateur flamand est prié de remettre son ouvrage sur le métier. Force est de rappeler que la légitimité de son objectif- l’accès au logement dans des communes en voie de « gentrification » – n’est pas remis en cause. Les libertés économiques fondamentales consacrées dans le droit de l’UE peuvent en effet être écornées au titre du droit au logement. Ce sont les moyens pour y parvenir qui ont été contestés par la CJUE au motif qu’il n’est pas nécessaire d’écraser des mouches au marteau pilon. Le régime d’autorisation administrative pour acquérir un bien apparaît comme trop entravant pour les libertés économiques fondamentales. On peut facilement lui substituer des mesures moins draconiennes, comme les primes régionales à l’achat ou à la location. S’agissant des 69 communes concernées, rien n’empêche la Région flamande de mettre en place une politique de subventions des acquéreurs ou des locataires défavorisés tout en veillant à ne pas discriminer les ressortissants d’autres Etats membres. Un demandeur d’emploi d’origine grecque devrait être dés lors mis sur un pied d’égalité avec une personne à faible revenu originaire de la commune.

En second lieu, les candidats preneurs des biens évincés par commissions provinciales au motif qu’ils n’avaient pas de lien suffisant avec les communes pourront réclamer des dommages et intérêts à la Région flamande étant donné que cette dernière a commis une faute en violant le droit de l’UE.

Par ailleurs, les aspects financiers du Wooncode semblent avoir échappé jusqu’à présent à l’attention de la plupart des commentateurs francophones. Le décret flamand relatif à la politique foncière et immobilière impose aux maîtres d’ouvrage et aux lotisseurs de contribuer à l’offre en logements sociaux. Il s’agit de la « charge sociale » qui consiste en l’obligation de fournir aux sociétés de logement social soit des immeubles soit des actifs. Cette mesure vise principalement des grands projets immobiliers et peut affecter les investissements à concurrence de 10 à 20%. Aux dires du secteur, cette « charge sociale » menace la rentabilité de certains projets immobiliers. Aussi les requérants considéraient que cette mesure portait atteinte, en raison de sa disproportion, à différentes libertés économiques fondamentales.

Mais pour faire passer la pilule auprès du secteur immobilier, le législateur régional flamand avait prévu des aides destinées à compenser la « charge sociale ». En rapport avec ce grief, une question délicate devait être tranchée par la Cour constitutionnelle suite à l’arrêt rendu par la CJUE : les incitations fiscales destinées à compenser les maître d’ouvrage et les lotisseurs soumis à la « charge sociale » devaient-elles être qualifiés d’aides d’Etat et, partant, être soumises à une obligation de contrôle de la part de la Commission européenne ?

Les aides d’Etat font depuis 1958 l’objet d’une interprétation large car elles sont soumises à un principe d’interdiction. Pour la CJUE, en renforçant d’une façon ou d’une autre la position concurrentielle des entreprises bénéficiaires, de telles subventions sont de nature à rendre la pénétration du marché immobilier belge plus difficile. Les incitants financiers (diminution de la TVA, réduction des droits d’enregistrement) ne devaient-ils pas compenser de manière stricte les prestations effectuées pour accroître l’offre de logement social ? Si on y répondait par l’affirmative, les entreprises sujettes à la charge sociale n’auraient pas profité d’un avantage financier et les mesures ne pouvaient être qualifiées d’aides d’Etat. Dans son second arrêt du 7 novembre dernier (n° 145/2013), la Cour constitutionnelle estime que certains critères afférents à la compensation ne sont pas remplis. En d’autres mots, les incitants ne visent pas à compenser rigoureusement les sociétés privées.

L’absence de vraie compensation a des conséquences implacables. Il y a un avantage dans le chef du bénéficiaire car les mesures en question risquent de les avantager par rapport à leurs concurrentes étrangères. Comme il y a un avantage, la mesure constitue une aide d’Etat et aurait dû être notifiée à la Commission européenne. Puisqu’elle n’a pas été notifiée, elle est illicite et la Région flamande sera tenue de récupérer les montants octroyés.

Par la suite, la Cour constitutionnelle élargit la brèche ainsi ouverte. Il est flagrant qu’il y a une inégalité de traitement entre le secteur public et privé : d’une part, les sociétés publiques de logement peuvent vendre avec profit certains de leurs biens alors que, d’autre, part, les sociétés privées soumises à la « charge sociale » pourraient être contraintes de les vendre à perte. Cette inégalité de traitement est désormais accentuée du fait que les entrepreneurs privés ne pourront bénéficier des incitants financiers (ces derniers étant qualifiés d’aides d’Etat sont illégaux du fait qu’ils n’ont pas été notifiés). Le couperet vient donc à tomber : la « charge » reposant sur le secteur privé est « tellement lourde », qu’elle est disproportionnée et, partant, anticonstitutionnelle.

S’agit-il d’une victoire à la Pyrrhus pour les requérants contestant la « charge sociale » ? De deux choses l’une. Soit, les autorités régionales flamandes notifient un nouveau régime d’aide d’Etat à la Commission européenne qui, le cas échéant, l’autorise. Soit les autorités calibrent mieux le régime de compensation visant à alléger la charge pesant sur les investisseurs privés (dans ce cas il n’y aurait plus d’aides d’Etat à devoir notifier). Des critères plus objectifs, transparents et stricts seraient donc de nature à permettre de justifier la proportionnalité d’une telle « charge sociale ». En revanche, la politique d’inburgering (lien culturel avec la commune sujette à la « gentrification » sans tenir compte de la situation économique des bénéficiaires) est tout simplement illégal.

Que retenir de tout ceci ? L’exercice des compétences régionales en matière de logement ne peut faire fi du droit de l’UE et surtout des libertés économiques fondamentales consacrées par cet ordre juridique. Ceci n’est assurément pas l’aboutissement d’un demi-siècle de conquêtes d’un ordre économique autonome primant le droit belge. Non, il s’agit de nouveaux jalons dans l’intégration progressive de notre économie dans une union économique sans cesse plus étroite où les tendances centrifuges propres à l’Etat belge connaissent de sérieuses limites.

Nicolas de Sadeleer, professeur à l’Université Saint Louis, chaire Jean Monnet, professeur invité UCL, www.desadeleer.eu

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire