© DR

Andres Serrano : « Je pense que j’ai ma place au Vatican aujourd’hui »

Le Vif

Andres Serrano ne se prétend pas provocateur. Il dit chercher par ses images à bousculer les consciences. Les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles, lui consacrent une grande rétrospective. Avec des oeuvres qui ont fait scandale. Interview.

Affable, souriant et disponible, Andres Serrano a l’allure d’un vieux rocker, une carrière dont il a rêvé mais qu’il a mise en sommeil au profit d’une croisade dans l’art. Il doit avoir une peau de crocodile pour résister aux critiques et aux actes de vandalisme dont ses oeuvres ont fait l’objet. Sa volonté de rester en retrait de ses sujets accentue son ambiguïté. Il peut photographier un oeil perçant qui nous regarde derrière la cagoule d’un adepte du Ku Klux Klan et sur une autre image, un Afro-Américain hilare dans le même costume mais devant un fond de flammes infernales. Andres Serrano brouille les pistes. L’origine d’un grand malentendu ?

S’il fallait trouver un point commun à beaucoup de vos photos, ne serait-ce pas de mettre en lumière ce que l’on ne peut pas voir, comme les sans-abris ?

J’essaie de montrer des choses qu’on ne regarde pas nécessairement même si on y pense tout le temps. La vie, la mort, la religion, le sexe, le racisme ou la pauvreté, ce sont des sujets évidents qui parlent à tout le monde, même si parfois on préfère ne pas y penser. Je le montre de manière très simple et très directe, aisément reconnaissable. Mais en même temps, il y a différents niveaux de lecture. C’est donc simple et complexe en même temps.

Pour beaucoup, vous êtes toujours celui qui a photographié un crucifix dans de l’urine, n’en avez-vous pas assez d’être réduit à vos images les plus controversées ?

Oui, j’en ai marre. Aux Etats-Unis, plus particulièrement, les médias grand public me présentent comme l’artiste provocateur qui a fait Piss Christ. Du coup, beaucoup de gens me jugent à partir de cette photo et ne prennent pas la peine de s’intéresser au reste de mon travail.

Voit-on de la provocation là où il n’y en a pas ?

Il y a deux grands malentendus à mon sujet. D’abord que je suis un antichrétien qui cherche à choquer. Or, j’ai été éduqué comme un catholique et je me suis senti chrétien pendant toute ma vie. L’autre idée fausse, c’est que je suis un photographe. Je ne le suis pas, je suis un artiste avec un appareil photo. J’ai choisi cette voie il y a très longtemps après avoir étudié la peinture à la Brooklyn Museum Art School quand j’étais adolescent. J’ai juste choisi de limiter ma pratique artistique à la photographie.

Que signifie la religion pour vous ?

La religion signifie ma relation avec Dieu et avec l’univers. Je suis chrétien mais c’est personnel. Je ne vois pas la nécessité de m’affirmer comme chrétien sauf quand on dit que je suis un blasphémateur, alors je réponds que je suis chrétien, sinon je garde ma religion pour moi. Dans mon travail, j’essaie de l’aborder de manière très simple. Je vois le Christ comme le fils de Dieu, mais aussi comme un être humain. Le message chrétien peut nous parler d’une manière ou d’une autre, même quand on n’est pas croyant. La croix est sans doute le symbole le plus iconique de tous les temps, c’est une marque, un logo qui représentera toujours la chrétienté et le Christ.

Vous avez aussi l’ambition de créer de l’art religieux contemporain et de vous faire inviter au Vatican. Y êtes-vous parvenu ?

Pas encore, mais j’ai préparé une lettre pour le pape. Je pense que François est un grand pape et le seul qui pourrait jamais accueillir mon point de vue et me permettre de travailler pour l’Eglise. J’ai bon espoir. A une certaine époque, l’art religieux était le seul art qui comptait dans l’Histoire. Après le XVIe siècle, il a perdu de son importance, mais je me sens toujours lié à cette tradition du Caravage et des grands artistes du passé. Je pense que j’ai ma place au Vatican aujourd’hui.

Quelle est la fonction d’un art religieux aujourd’hui ?

Ce qu’elle a toujours été : amener le christianisme à notre conscience. Même si Piss Christ a offensé et provoqué de nombreuses personnes, ça parle de la religion, ça parle de Dieu, ça parle du Christ et ça ramène le christianisme dans l’art contemporain.

Vos oeuvres ont été vandalisées à plusieurs reprises, pensez-vous que le vandalisme et la censure sont les deux faces d’un même rejet ou d’une même incompréhension ?

C’est bien possible, mais des deux, je préfère le vandalisme parce qu’au moins les gens ont eu accès à mon travail et ont réagi. Une réaction forte vaut mieux qu’une absence de réaction. Tandis qu’avec la censure, il n’y a pas de discussion.

Vous avez réalisé la série Denizens of Brussels après avoir photographié les sans-abris de New York. Avez-vous perçu des différences entre ces deux expériences ?

J’ai fait Denizens parce que Michel Draguet (NDLR : directeur général des MRBAB) a eu la gentillesse de me demander de mener un projet similaire ici. Les Residents of New York étaient des sans-abris typiques derrière leur pancarte. Ici à Bruxelles, les pauvres et les sans-abris sont moins passifs, ils présentent un aspect plus théâtral. A New York, on ne voit pas des hommes ou des femmes mendier dans la rue avec des enfants. On ne voit pas des gens vivre dans des abris en carton dans le métro et on ne voit pas des « performances » comme ces gens que j’ai parfois vu prier à genoux. Ici, les sans-abris m’ont paru plus étranges et même surréalistes, c’est pourquoi j’ai choisi de les appeler Denizens, un mot qui désigne une créature vivante qui réside dans une zone bien précise, ça peut être une plante, un animal ou un être humain ou même un microbe.

Que vous inspire le fait que des photos de sans-abris, peut-être morts aujourd’hui, se retrouvent sur les murs de riches collectionneurs ?

Je trouve ça fantastique. Yvon Lambert, mon galeriste en France depuis plus de vingt-cinq ans, est un de mes plus grands soutiens. Il adore la photo d’un sans-abri appelé René. Il l’avait dans sa collection et il l’a vendue et il parle de René comme si c’était son propre fils. Je trouve ça très bien quand les gens s’attachent à ces photos et les voient comme des membres de leur famille. Une de mes meilleures expositions, c’est quand j’ai montré la série Nomads à Castello di Rivoli en Italie. C’était très beau de voir ces portraits accrochés aux murs d’un palais royal. Ça me fait plaisir d’introduire ces marginaux dans la conscience des gens, d’en faire des membres de leur famille comme ils sont membres de la mienne.

Dans votre série America, vous avez réalisé une photo de Donald Trump. Comment la voyez-vous aujourd’hui ?

Par moments, j’ai l’impression d’être un prophète parce que je vois et je fais des choses qui ne sont pas encore là. Sur cette photo prise en 2004 pour la série America, Donald Trump a un air très présidentiel et quand vous y ajoutez le titre America Donald Trump 2004, c’est presque comme si j’avais prédit que cet homme allait se présenter aux élections. Bien sûr, je ne pouvais pas le savoir, mais d’une certaine façon, je l’ai prédit.

Vous avez souvent dit que vous n’êtes pas un artiste politique. Vous considérez-vous davantage comme quelqu’un qui cherche à éveiller les consciences ?

J’ai une conscience même si parfois je la garde pour moi, mais j’ai une sensibilité et j’ai le doigt sur la gâchette de la société et j’essaie de viser les choses que je vois.

Avez-vous parfois peur de la réaction du public ?

J’ai arrêté d’avoir peur il y déjà bien longtemps. Je préfère évidemment les réactions positives aux négatives. Quand je travaille, je suis comme dans un vide, peu importe si les gens se sentent choqués ou provoqués par mes images ou se désolent quand elles ne le sont pas assez. Je fais ce que j’ai besoin de faire. Pour moi, pas pour le public.

Pensez-vous que la conception de la liberté d’expression varie entre les Etats-Unis et l’Europe ?

Il y a des différences. Même si l’Amérique est très fière de son Premier amendement sur la liberté d’expression, la censure est bien présente mais de manière plus insidieuse. Il suffit de voir qu’en Europe, ces vingt-cinq dernières années, j’ai déjà fait l’objet de 14 ou 15 expositions dans des musées, même si celle-ci est sans doute la plus importante. En Amérique, je n’ai eu qu’une seule exposition dans un musée et c’était il y a plus de vingt-cinq ans. Donc on parle de liberté d’expression, mais si aucun musée ne vous invite à exposer, comment pouvez-vous vous exprimer ?

La liberté d’expression est-elle menacée aujourd’hui ?

D’abord, la liberté d’expression est aujourd’hui impossible à contrôler. N’importe qui avec un smartphone peut tenir un blog ou exprimer son opinion. D’une certaine manière, tout le monde peut avoir la parole et se faire entendre aujourd’hui. Je ne suis pas actif sur les réseaux sociaux donc je n’ai pas cette tribune, mais beaucoup l’ont. Et en même temps, du côté des institutions, il y a ce désir et cette volonté d’écarter certains types d’informations qui peuvent paraître dérangeantes. Nous vivons à une époque où ces deux tendances se rencontrent d’une manière très dure et violente et c’est pourquoi vous voyez apparaître des phénomènes comme Donald Trump. Il dit tout ce qui lui passe par la tête, peu importe s’il heurte les convictions de quelqu’un. Mais qu’est-ce qui est mieux ? Quelqu’un qui dit ce qu’il pense ou quelqu’un d’hypocrite, qui prétend aimer les gens quand il ne les aime pas, prétend aider les gens quand il ne le veut pas ou promet des choses pour se faire élire, et qui une fois qu’il est au pouvoir, vous prend pour un pigeon ?

Au début de votre carrière, vous avez brièvement travaillé dans une agence de pub, cela a-t-il eu un impact sur votre travail et vos images ?

Oui. Sur la manière dont je vois les images, le langage et les concepts. A l’époque, je ne savais pas si je voulais être directeur artistique ou rédacteur. Comme j’étais jeune, ils m’ont laissé faire les deux. C’est dans l’agence que j’ai appris le pouvoir des images spécialement quand elles sont combinées à des mots pour amener les gens à ressentir, à acheter quelque chose ou simplement à faire passer un message. C’est pourquoi quand je prends une photo, je connais très vite le titre, parfois même avant la prise de vue. Piss Christ en est un bel exemple. Une fois que j’ai pris la photo, il y avait un Christ, il y avait de la pisse, je devais l’appeler Piss Christ. Généralement, le titre est assez simple. C’est évident, c’est ce que je vois.

Gilles Bechet

Un monde où l’espoir s’entrechoque au désespoir

Andres Serrano, uncensored photographs. Le titre annonce la couleur. On pourra tout voir, rien ne sera censuré. Andres Serrano a collectionné les scandales comme d’autres ses oeuvres. Mais il serait profondément injuste de réduire son travail à ces images jugées provocantes ou blasphématoires par certains. La rétrospective que lui offrent les MRBAB, la plus importante jamais consacrée à l’artiste américain, permet d’apprécier à leur juste valeur la beauté et la rigueur de ses images grand format. Quand il photographie des cadavres dans une morgue, des sans-abris, il cherche à leur rendre de la dignité. Quand il photographie un crucifix plongé dans son urine ou un homme cagoulé du Ku Klux Klan, il cherche à rendre un symbole, une icône, plus humaine. L’exposition s’ouvre par la série Denizens of Brussels réalisée dans les rues de la capitale. Ces silhouettes anonymes, emmitouflées, que l’on croise avec indifférence ou avec une bouffée d’empathie ne sont plus des formes sans nom, ce sont Camelia, Ahmed Osoble, Rochtatika ou Véronique. La religion, présente dès les premières images, est abordée avec respect comme le sont les portraits d’Américains réalisés après 2001 ou ceux pris lors de son voyage à Cuba. Il y a aussi l’abstraction des fluides corporels, la violence des armes et des instruments de torture et la violence des vandales dans un espace fermé qui expose ses images les plus hard, où les oeuvres vandalisées portent encore les cicatrices rouges des rubans de papier collant. Serrano expose aussi une partie de son immense collection de pancartes rachetées aux sans-abris new-yorkais, c’était pour l’artiste une manière de donner de la valeur à ce que ces personnes produisent, et pour les spectateurs de plonger dans un monde où l’espoir s’entrechoque au désespoir.

Andres Serrano, uncensored photographs, aux MRBAB, à Bruxelles. Jusqu’au 21 août prochain.www.fine-arts-museum.be

Le dossier « Art et provoc : nécessité, marketing ou mauvais goût ? » dans Le Vif/L’Express de cette semaine

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire