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André Antoine, le roi du marchandage

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Entré en politique dans les années 1980, le vice-président wallon et bourgmestre de Perwez commence à lasser ses comparses politiques. Sa stratégie du donnant-donnant systématique et ses acrobaties oratoires ne font plus rire. Il pourrait bien ne plus rempiler en 2014…

De Tullius Detritus, ce personnage semeur de zizanie sorti de la plume d’Uderzo et Goscinny, l’homme n’a ni les sourcils noirs ni les pieds interminables. De fait. En qualifiant ainsi André Antoine, parlementaire wallon en cette année 1999, ce n’est pas à ces particularités-là que faisait allusion Jean-Claude Van Cauwenberghe, ministre socialiste du Budget à l’époque…

Près de quinze ans ont passé. André Antoine est ministre du Budget, des Finances, de l’Emploi, de la Formation, de la Politique aéroportuaire et des Sports au sein des gouvernements wallon et de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en plus d’en assumer la vice-présidence. Allié aux socialistes et aux écologistes au sein d’une équipe sudiste qui prend l’eau depuis des mois, il est désormais montré du doigt par ses pairs : non qu’il soit responsable de ce naufrage mais qu’il contribue fréquemment au blocage des rouages wallons. Sa casquette de titulaire du budget constitue à ce titre un puissant levier, dont il use pour intervenir dans tous les dossiers, voire pour les paralyser. Son prédécesseur à ce poste, feu le socialiste Michel Daerden, l’aurait-il inspiré ? « De Daerden, il a pris le pire. Pas le meilleur », soupire un libéral.

De l’avis d’une majorité de ceux qui le côtoient sur la scène politique, André Antoine est devenu, au fil des ans, le roi du marchandage. Chaque dossier peut, à ses yeux, constituer une précieuse monnaie d’échange : il ne lâche rien sans contrepartie. « Il fait de la politique comme la génération précédente, observe un député écologiste. Toujours du donnant-donnant. Un vrai marchand de tapis. » Des exemples ? Il n’aurait lâché les aides à l’embauche demandées par certaines ASBL qu’à la condition que les décideurs locaux, qui n’étaient pas de sa famille politique, soutiennent le projet de centre sportif de haut niveau à Louvain-la-Neuve. L’intéressé dément. Tel autre bourgmestre libéral se souvient de la sentence lancée par André Antoine lorsqu’il a refusé le marchandage post-élections proposé par le ministre : « Dans ce cas, tu n’auras pas la piscine dont tu rêvais pour ta commune. »

Il lui arrive aussi d’appeler un député communautaire qui lui a adressé une question parlementaire, le matin même de la séance. « Dis, tu ne retirerais pas ta question ? Ça m’arrangerait de ne pas devoir me rendre au Parlement, à Bruxelles. Et si tu as besoin de 2 000 ou 3 000 euros pour organiser une petite course cycliste dans ta commune, tu me le dis, bien sûr. »

« Son jeu de blocage, y compris sur des dossiers qu’il a lui-même pilotés sous la précédente législature, rend la négociation inefficace et crée un climat de méfiance », résume un ministre wallon. Certains s’étonnent d’ailleurs qu’il ne soit pas rappelé à l’ordre de temps en temps par le ministre-président Rudy Demotte. A moins, bien sûr, que ces blocages, mis à charge d’André Antoine, ne conviennent au PS.

Une attitude de député de province

Tous les responsables politiques approchés le confirment. En distribuant les subsides dévolus aux infrastructures sportives, le Brabançon, également vice-président du CDH, tient tout le monde par la barbichette. « Mais comme il donne un peu à tout le monde et essaie d’éviter les conflits directs, il parvient à faire avancer ses dossiers, pas à pas. Finalement, pour lui, c’est efficace », analyse un bourgmestre socialiste hennuyer. Interrogé, André Antoine assure, lui, que la répartition des subsides sportifs est parfaitement correcte, et sans couleur politique.

Sa stratégie ne séduit en tout cas pas tout le monde au CDH. « Avec les compétences qui sont les siennes, son intelligence et sa force de travail, c’est presque du gâchis, avance un ténor du CDH. Il tombe dans des attitudes de député de province. »

Car s’il y a bien une qualité, chez le vice-président des démocrates humanistes, qui fait l’unanimité, c’est sa connaissance des dossiers et sa force de travail. « C’est, par exemple, l’un de ceux qui connaissent le mieux le dossier de l’enseignement en francophonie », relève Marcel Cheron, chef de groupe Ecolo. Technicien de la finance, bien qu’il ait étudié le droit, il maîtrise aussi à fond les codes en politique. Lui avance ses résultats en quelques chiffres : 32 % d’affiliés en plus dans les clubs sportifs entre 2009 et 2012, 200 000 Wallons séduits par le plan langues wallon, 40 cyclistes professionnels wallons aujourd’hui, contre 4 en 2009, 6 millions de passagers dans les aéroports sudistes alors qu’on n’en comptait qu’un en 2004…

Rien ne l’amuse plus que les joutes verbales, dont il se délecte au parlement. Tribun hors pair, il prend plaisir, à la tribune, à faire traîner les débats. « C’est un bateleur, capable de tenir le crachoir pendant des heures, confirme Christian Noiret, député Ecolo. Il provoque volontairement l’opposition en sachant à l’avance qu’elle va tomber dans le piège. » Ses réponses sont parfois tellement longues qu’on en oublie la question d’origine. Le Brabançon admet sans peine que ses interventions durent « par respect pour la démocratie. Je suis amoureux du parlement », dit-il.

Pitre à ses heures, doté d’un humour souvent graveleux sinon machiste, il est prompt à dégainer les bons mots. « Son sens de la formule cache parfois la profondeur de son travail, regrette Jean-Paul Wahl, bourgmestre libéral de Jodoigne. Car dans certains dossiers, comme la mise en place des zones de police en Brabant wallon, par exemple, il a pris ses responsabilités. »

Au parlement encore, André Antoine s’amuse aussi à perdre ses interlocuteurs en chemin « avec beaucoup d’aplomb, à la Daerden », relève Hugues Bayet, le député-bourgmestre socialiste. Car même quand le ton n’est pas à la plaisanterie, il répond à nombre d’interpellations sans y répondre. « Quand on parle budget, il nous explique toujours par A + B que tout est en ordre puisqu’il a puisé dans telle enveloppe, puis activé tel fonds, pour tel type de crédit, illustre un parlementaire écolo. Résultat : plus personne ne comprend rien. Et lui s’en tire sur une pirouette. » « Faux, s’insurge André Antoine. Je réponds à tout, en prenant le temps, et sans lire mes notes, contrairement à d’autres…. Personne ne m’a jamais dit qu’il n’avait pas compris mes réponses. Mais évidemment, pour comprendre les subtilités budgétaires, il faut beaucoup travailler… Moi, je suis cerné par l’Inspection des Finances et la Cour des Comptes, entre autres. Si je racontais des carabistouilles, ça se saurait depuis longtemps. Et nous aurions perdu la confiance des marchés financiers, ce qui n’est pas le cas. Mais quand l’opposition est à bout d’arguments, elle dit systématiquement que je lui cache quelque chose. »

En matière de sports aussi, beaucoup lui reprochent son manque de transparence. « Des contrats d’emploi, au nom de la Communauté française, ont ainsi été proposés à des sportifs de haut niveau dans le manque le plus total de transparence », insiste un cador du MR. Interrogé sur l’utilisation par les fédérations sportives (foot, basket, rugby…), des aides importantes qui leur ont été octroyées, le ministre ne fournit aucune réponse satisfaisante aux yeux des parlementaires qui le questionnent. « C’est Monsieur Bricolage, soupire un député. Il ne puise pas dans les caisses sans justification, mais elles sont très, très légères. »

C’est que le ministre veille aux intérêts de ses réseaux, notamment dans les milieux sportifs. Il n’est pas le seul ? Sans doute. Mais la méthode commence à lasser. D’autant qu’avec le temps, ses adversaires, même au sein de la majorité wallonne, ont comptabilisé ses trahisons. En politique, personne n’oublie rien. « Avec les autres responsables politiques, même si on a des approches différentes, on parvient à s’entendre, illustre un chef de file libéral. Et, une fois la parole donnée, on la respecte. Mais avec lui, aucune relation de confiance ne peut se construire. » Même au sein du CDH, on le reconnaît à demi-mots, avouant qu’il vaut mieux ne pas tourner le dos trop longtemps à celui que l’on appelait jadis Bébé Antoine : il « aime faire des bons coups, au besoin contre les gens de son camp ». André Antoine joue un peu perso…

On dit qu’il n’hésite pas non plus à prendre quelques libertés avec la vérité, ce qui le blesse et qu’il conteste évidemment, assurant que le mensonge vous rattrape toujours. « Un véritable arracheur de dents », lance l’un. « Une mauvaise foi crasse », enchaîne l’autre. « Il est capable de vous regarder droit dans les yeux en se disant prêt à faire n’importe quoi pour vous sans en penser un mot, poursuit un parlementaire de l’opposition. C’est d’ailleurs l’un des rares ministres qu’on traite de menteur au parlement ». Le jugement est le même, toutes familles politiques confondues… « Plus personne ne lui fait confiance », conclut un écologiste. Spécialiste des effets d’annonce et, le soupçonne-t-on, des fuites dans la presse, il lui arrive de débouler, furieux, à une réunion de gouvernement en vilipendant celui qui a commis la fuite, alors qu’il en est responsable. « Personne n’est dupe », rapporte un ministre.

Un petit joueur de billes ?

Ils sont nombreux aussi à s’interroger sur la vision collective de cet « arrangeur ». « C’est un petit joueur de billes, résume un député socialiste. Il n’a aucun intérêt pour l’Etat. Il travaille pour ses amis et dans son intérêt, pas pour la collectivité. » Son bilan est marqué par des dossiers qui ont fait du bruit (lire en page 25 ci-contre) : le centre sportif de haut niveau, le DAR (décret wallon d’autorisation régionale), le soutien à l’énergie photovoltaïque… « Il a pratiqué des révisions à la queue leu leu pour le DAR, commente-t-on au sein de l’administration, sans aucune vision stratégique et sans servir l’intérêt général. »

Au CDH, on reconnaît que sur le DAR, son image en a pris un coup. « André fait des efforts depuis quelques mois mais, souvent impliqué dans des conflits de clochers, il a du mal à prendre de la hauteur et à servir l’intérêt collectif. » Est-ce dans cette perspective qu’il faut interpréter la mise en route de réunions, sous l’égide du président Benoît Lutgen, qui réunissent tous les mercredis soirs les chefs de file humanistes dans les différents gouvernements ? « Il est serré de plus près que par le passé », avance un ministre. « Ces réunions se font plus rares », nuance André Antoine.

Ce ne sont en tout cas pas les scores électoraux de ce dernier qui le mettront à l’abri des critiques. Aux dernières communales, il a enregistré 1 226 voix contre 1 382 six ans plus tôt, entre le scrutin fédéral de 2003 et celui de 2010, il a perdu une centaine de voix, autour de 7 500 votes en sa faveur, mais à des places différentes sur la liste, tandis qu’entre le scrutin régional de 2004 et celui de 2009, il a perdu 400 voix, pour enregistrer autour de 2 000 votes positifs. Ce collectionneur de tracteurs, fils d’agriculteurs, a certes un profil plutôt rural, en recul dans un Brabant wallon très libéral. Mais il ne perce pas dans l’opinion publique alors qu’il est au gouvernement, très présent dans les médias et à un poste qui lui permet régulièrement d’annoncer de bonnes nouvelles en matière d’investissements sportifs. « Je suis élu depuis 1985, j’ai eu la chance d’être trois fois chef de groupe et deux fois ministre, ce n’est quand même pas si mal », relève André Antoine.

Intouchable jusqu’à présent – « le remplacer ne serait pas facile », affirme le secrétaire d’Etat Melchior Wathelet -, André Antoine reste un pilier du parti, affirme-t-on au CDH où on ne compte pas se passer de ses services. D’autant moins qu’il n’y a personne ou presque pour prendre la relève, en Brabant wallon. L’homme y a d’ailleurs fait le vide. « Ce qui est utile pour être élu, mais pas si l’on veut rester au gouvernement », observe placidement un élu CDH. L’homme est évidemment un calibre : « Un vrai parlementaire, madré, qui défend les intérêts qu’il doit pendant des heures, par exemple sur l’enseignement libre », témoigne le ministre socialiste Jean-Claude Marcourt.

Mais en perte de crédibilité, y compris dans son parti, André Antoine, connu aussi pour son rire tonitruant, risque bien de vivre ses derniers mois de ministre. Il se plaît d’ailleurs à répéter que « ministre » est l’anagramme d’ « intérims ». La décision dépendra bien sûr du vote des électeurs, en 2014, mais aussi de Benoît Lutgen, dont il se dit l’ami. Celui-ci doit se souvenir qu’à son entrée au gouvernement wallon, en 2004, André Antoine l’avait certes écolé mais lui avait aussi clairement fait sentir qui était le chef. Les choses ont basculé avec le changement de présidence au CDH. Depuis quelque temps, certains ministres assurent qu’André Antoine est attentif à ne pas déplaire à son président. « Je suis à la disposition de mon parti, et je le servirai plus que jamais à l’avenir, répond l’intéressé. Et quoi qu’on me demande, ce sera au rythme de 80 heures/semaine, comme aujourd’hui. »

Jovial bien que sanguin, dopé au pouvoir comme bien d’autres, plutôt bonne fourchette et bonne descente – contrairement à Rudy Demotte qui ne boit que de l’eau -, André Antoine pourrait donc bien voir sa carrière politique changer l’an prochain. De l’avis de beaucoup, celui que ses proches du parti appellent « Lapin », en référence à un cadeau de l’ex-présidente du CDH Joëlle Milquet, ne pourrait alors en vouloir qu’à lui-même…

>>> Lisez le dossier complet André Antoine, le roi du marchandage dans le Vif en librairie le 10 mai 2013

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