Roger Talpaert

Allocation universelle : pour quoi faire ?

Roger Talpaert Licencié en Sciences Politiques

Assurer une existence (plus ou moins) digne à tous ceux qui habitent nos contrées, malgré la disparition massive d’emplois, peu qualifiés surtout, c’est ce qu’on essaye déjà de faire dans la plupart des pays, avec des insuffisances et des manquements, comme dans toute oeuvre humaine.

Le problème serait alors d’améliorer le système, d’y consacrer plus de moyens. Pas suffisant pour en faire l’argument principal d’une campagne électorale ? Sauf que le but poursuivi pourrait aller bien au-delà : profondément modifier nos façons de travailler dans les organisations qui façonnent notre vie de tous les jours. C’est-à-dire ?

Le monde sophistiqué dans lequel nous vivons, avec son degré élevé de maîtrise de la nature, ne peut exister que si le travail, les talents et les ressources disponibles sont combinés dans des systèmes plus ou moins compliqués, le plus souvent au sein d’organisations, publiques ou privées, petites, moyennes, grandes ou gigantesques.

Cette mise en commun du travail ne se fait pas spontanément. Hormis en église (avec la perspective de la vie éternelle), ou dans l’armée en campagne (avec la menace du peloton d’exécution), il faut payer un prix pour l’engagement de « ressources humaines ». C’était déjà le cas à l’époque de l’esclavage. Dès lors il faut pouvoir contrôler, mesurer si possible, la prestation fournie en retour, pour convenir du prix. Du moins, c’est la théorie. Dans les faits, on peut souvent dire « imposer ».

Car avec la révolution industrielle, des hordes considérables d’humains ont quitté leur autarcie rurale de plus en plus misérable pour se vendre aux détenteurs de savoir-faire (les entrepreneurs) et de ressources accumulées (les capitalistes). Au départ dans des conditions abominables. Mais, en Europe occidentale tout au moins, les « masses laborieuses » ont su opposer le nombre aux pouvoirs exorbitants des entrepreneurs et capitalistes, par la voie de l’action syndicale. Pour atteindre des conditions de vie que même le Roi Soleil aurait pu, à certains égards, leur envier. Les révolutions et guerres aidant, la société globale a suivi. L’introduction du suffrage universel a pérennisé la situation.

Tout serait-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Sauf que l’emballement de la technologie change la donne. Le numérique a fait son entrée. Les tâches matérielles, qui étaient légion il y a un siècle encore, sont effectuées par des machines, jusque et y compris, l’imprimante 3D par exemple. Évolution dont l’impact est encore difficilement imaginable. D’ailleurs la main-d’oeuvre, progressivement plus éduquée, se satisfait toujours plus difficilement des routines abrutissantes du travail à la chaîne, même pour les tâches administratives.

Dorénavant le travail c’est largement, au-delà d’un certain savoir-faire (devenu beaucoup plus volatile) et de l’expérience (toujours précieuse, mais plus vite périmée) traiter des informations, avoir de l’imagination et exercer du jugement. Cela, la pointeuse à l’entrée ne l’enregistre pas, l’ancienneté ne le garantit pas non plus. Finalement, c’est le bon vouloir des « employés », même s’ils en sont rarement pleinement conscients, qui fait la différence.

Or, depuis belle lurette, la recherche a révélé qu’une part considérable des efforts, de l’attention et des talents des employés est vouée à d’autres préoccupations, d’ailleurs tout à fait légitimes, que les objectifs de l’organisation : assurer sa propre subsistance et celle de sa famille bien sûr, mais aussi la maximiser, préserver sa santé, s’épanouir dans son travail, sauvegarder l’avenir, etc., etc. Des buts qui ne sont pas automatiquement compatibles ni même parfois conciliables avec ceux de l’organisation, mais qui en sont tributaires néanmoins.

La notion-clé c’est donc « négocier ». Grâce aux lois, règlements et conventions paritaires soutenus par l’autorité publique et l’action syndicale, cela se fait. Toujours en ayant pour objet un cadre, des limites ou des normes qui sont loin de rencontrer l’éventail des besoins, désirs et priorités du travailleur individuel. Négociation actuelle indispensable, mais très insuffisante !

Car imperceptiblement, mais irrémédiablement, du fait de l’évolution technologique, le pouvoir glisse de l’employeur à l’employé, quoi que les pouvoirs publics imposent, que les dirigeants fassent ou que les syndicats clament. Fût-ce à l’intérieur d’un cadre solidement établi de règles et conventions, la question de savoir combien et comment le recruté contribuera au résultat de l’organisation dépend, pour une bonne part de lui, sans autre mesure possible que l’évaluation du résultat, après un certain temps. Et cela, mutatis mutandis, à tous les niveaux.

C’est dire que pour arriver à mobiliser l’énorme réserve de talent et performance que représente l’engagement réel de tous ses membres dans la poursuite de la finalité commune de l’organisation, publique ou privée, il faut pouvoir convenir de conditions précises et changeantes des deux côtés. Et donc se débarrasser de la sacro-sainte notion de « carrière » dont on gravit les échelons un à un dans une même organisation avec une fidélité durable, rigide et trop paternaliste. Et la remplacer par celle d’un bouquet de tâches et/ou missions, généralement limitées dans le temps, dont on choisit, de communs accords, celles qui correspondent le mieux à la fois aux besoins de l’organisation et aux possibilités, contraintes et préférences de l’employé à un moment donné de son parcours professionnel.

Rien que cela ! Un tel système n’est pensable que s’il existe un solide filet de sécurité, beaucoup plus performant que ceux que nous connaissons actuellement. L’allocation universelle pourrait peut-être le procurer, à terme. En autorisant une négociation individuelle équilibrée, dans la dignité, sans la menace paralysante d’une perte de revenu qui s’éternise. Moyennant des mécanismes d’adéquation de l’offre et la demande de travail autrement performants que ceux que nous connaissons. (l’expérience danoise serait à cet égard intéressante)

Utopique ? Sûrement. « Les pieds ici, les yeux ailleurs » disait Victor Hugo. C’est l’essence même de la politique. Difficile ? À l’extrême. Malgré un énorme trésor de productivité et donc de ressources que cache l’actuel engagement trop limité des individus dans la poursuite de l’objectif commun de l’organisation. Les mécaniques financières à trouver sont compliquées. Mais surtout la révolution des esprits à tous les niveaux, est laborieuse et hasardeuse.

Mais quelle serait l’alternative ? Une perte irréversible de dynamisme économique et donc de progrès social. Au-delà, la raréfaction de l’emploi traditionnel et les frustrations qu’elle entraine pour la vie quotidienne provoquent une inévitable dégradation des structures sociétales existantes. Elle affectera les citoyens et les rendra plus vulnérables aux démagogies pernicieuses qui les assaillent de toutes parts. Raison de plus pour obstinément rechercher une façon plus constructive d’exister au sein des organisations. Un nouveau « contrat social » en quelque sorte.

Cerise sur le gâteau : avec la meilleure maturité politique dont l’Europe bénéficie malgré tout, nous avons peut-être ici une carte à jouer dans la mondialisation !

Roger TALPAERT – Licencié en Sciences politiques

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire