Une allocation universelle pour tous pour contrer la robotisation galopante, mangeuse d'emplois ? © MONTY RAKUSEN/GETTY IMAGES

Allocation universelle : les syndicats « pas très favorables, voire franchement hostiles « 

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Pour contrer la disparition annoncée des emplois en raison de l’automatisation de la société, le philosophe Philippe Van Parijs plaide, dans un manifeste très concret, pour une allocation vraiment universelle. Mais le débat fait rage.

L’instauration d’un revenu de base, appelé également  » allocation universelle « , devient une lame de fond dans le débat politique en cette ère de crise. Le candidat socialiste à la présidentielle française, Benoît Hamon, en a fait une des clés de voûte de sa campagne. Chez nous, le sujet est en débat au Parti socialiste et Zakia Khattabi, coprésidente d’Ecolo, entend bien convaincre ses troupes d’en adopter le principe. L’agitateur d’idées du MR, Georges-Louis Bouchez, a mis le dossier à l’agenda du libéralisme social. L’idée a ses partisans, mais suscite aussi bien du scepticisme.

Une « utopie réaliste »

Le revenu de base repose sur un concept simple : il s’agit de verser une somme fixe et inconditionnelle à toute personne, en remplacement partiel ou complet des actuelles prestations sociales. Que vous soyez étudiant, femme au foyer, sans emploi ou cadre, vous toucheriez donc, chaque mois, un montant similaire, payé avec de l’argent public. La hauteur de ce revenu dépendrait de la formule choisie. Le salaire ou les rémunérations viendraient en complément. Les détracteurs de ce système insistent sur un problème et un risque majeur : ce serait impayable et, en outre, cela risquerait de mettre par terre une sécurité sociale patiemment élaborée au fil du temps. Mateo Alaluf, professeur émérite de l’ULB et spécialiste de la sociologie du travail, y voit même  » une machine de guerre contre l’Etat social  » qui risque, finalement, de  » laisser les plus faibles livrés à leur sort « .

Dans Basic Income, un livre rédigé en anglais à l’université Harvard et consulté en exclusivité par Le Vif/L’Express (1), le philosophe Philippe Van Parijs et son collègue politologue Yannick Vanderborght déploient pourtant de nombreux arguments étayés en faveur d’un tel revenu de base. Avec une conviction quasi révolutionnaire :  » Pour reconstruire la confiance et l’espoir dans le futur de nos sociétés, nous devons apprendre à embrasser des idées radicales.  » Le revenu de base serait précisément une  » utopie réaliste « , une  » alternative radicale au vieux socialisme et au néolibéralisme « . En somme, un nouveau socle pour une société libre et la source potentielle d’un contrat social réformé.

Pour Philippe Van Parijs, l'espoir dans le futur passe par l'application d'idées radicales.
Pour Philippe Van Parijs, l’espoir dans le futur passe par l’application d’idées radicales.© DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

Les deux auteurs n’éludent ni les critiques, ni les obstacles, avant de développer un modèle opérationnel qui prendrait la forme, dans un premier temps, d’un revenu de base partiel.  » Ce livre n’est pas un tract partisan, préviennent-ils. C’est une synthèse compréhensible et critique de la nombreuse littérature sur le sujet.  » Ils y voient toutefois une réponse idéale à la révolution technologique et à la globalisation du commerce qui font disparaître des emplois à la pelle et creusent sans cesse plus profondément le fossé des inégalités.

 » Nouveau label de précarité  »

Vraiment ? Le revenu de base trouve ses racines lointaines dans des idéologies diverses qui vont chercher du côté de l’anarchisme de Charles Fourier et du marxisme, mais aussi d’un libéralisme pur façon John Stuart Mills ou Thomas Friedman. Voilà pourquoi cette troisième voie – après l’assistance publique des origines, qui s’apparentait à de l’aumône, ou la sécurité sociale, qui s’écroule aujourd’hui – a toujours suscité des résistances.  » L’intérêt que suscite l’allocation universelle dans les milieux de droite est bien compréhensible, assène ainsi Mateo Alaluf, auteur d’un livre présentant ce système comme un  » nouveau label de précarité  » (2). Le revenu de base constituant déjà une partie des revenus du salarié, l’employeur pourrait en faire l’économie, diminuant d’un montant équivalent son coût salarial, et écarterait du même coup tout risque de surenchère salariale.  » Pour rappel, dit-il, cette proposition figurait d’ailleurs au centre du menu d’un petit parti appelé Vivant, créé par le fantasque homme d’affaires Roland Duchâtelet (ex-président du Standard) dans les années 1990, avant d’être mangé par l’Open VLD.

Il est vrai que si le revenu de base a suscité un premier débat dans nos contrées, voici quelques décennies, c’était sous l’impulsion du néolibéralisme et porté par l’école de Chicago, chère au Guy Verhofstadt des débuts, à Maggie Thatcher ou à Ronald Reagan. C’est donc cette version-là que l’on a tout d’abord intégrée, puis rejetée, dans le débat belge. Aujourd’hui, une vague radicale de gauche réamorce la pompe avec d’autres intentions, a priori moins destructrices. Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght y voient un creuset d’espoir. Pour autant qu’un certain nombre de conditions soient remplies : cette allocation doit bien être versée sur base individuelle, libre d’obligation et octroyée à ceux dont la résidence fiscale se situe dans le pays – cela exclut les touristes, les sans-papiers ou les diplomates et employés d’organisation internationale.

Selon eux, dans ce cas, le revenu de base renforcerait la liberté des gens – c’est le principe fondateur de leur thèse -, il permettrait d’engendrer de l’activité économique au niveau local car les citoyens retrouveraient du temps libre sans angoisse et, surtout, il donnerait aux travailleurs la capacité de refuser un emploi mal rémunéré, fort de ce matelas financier. Telle est à tout le moins leur thèse, diamétralement opposée au contrôle tous azimuts des chômeurs actuellement exercé par le pouvoir en Belgique – une  » chasse  » lancée sous le gouvernement Di Rupo et accentuée sous l’équipe Michel, avec l’appui de la N-VA. Un revenu de base, appuient-ils, permet en outre d’éliminer toute une série de tracasseries administratives. Et de permettre une autre gestion de la carrière, en introduisant plus facilement un apprentissage continu, tout au long de la vie.

Economiquement réaliste

Le projet est-il économiquement réaliste ? Les deux auteurs étudient en profondeur l’hypothèse  » idéale  » d’un revenu de base équivalent à 25 % du Produit intérieur brut (PIB) par habitant. Sur la base des chiffres de 2015, cela représenterait un montant équivalent à environ 900 euros en Belgique. Mais Van Parijs et Vanderborght sont réalistes. Financée sur la seule base d’un impôt sur le travail, une telle allocation universelle s’apparenterait à un poids mort, trop lourd à gérer pour la société : un coût de 55 % à 65 % du PIB pour un Etat comme la France. Dès lors, les auteurs analysent la possibilité d’effectuer un  » tax-shift  » vers le capital, le coût environnemental, les flux financiers ou la consommation.  » Ce sont des solutions qui peuvent aider, mais aucune d’entre elles n’est la panacée « , reconnaissent-il.

Georges-Louis Bouchez, agitateur d'idées du MR, a lui aussi mis le dossier sur la table.
Georges-Louis Bouchez, agitateur d’idées du MR, a lui aussi mis le dossier sur la table.© JEAN-LUC FLEMAL/BELGAIMAGE

D’où la piste d’un revenu de base partiel. Soit sur la base des catégories de population : on commencerait par les jeunes et les vieux pour ensuite élargir la formule aux jeunes adultes, par exemple. Soit en aidant en priorité certains secteurs moins bien lotis, mais cela  » favoriserait  » certains métiers et créerait des niches d’intérêt.  » Il y a une troisième formule, qui a notre préférence, précisent les auteurs. Celle d’un revenu de base inconditionnel partiel.  » En d’autres termes, on ne ferait dans un premier temps qu’une partie du chemin, en maintenant des formes de protection sociale au-delà du seuil du revenu de base pour ceux qui seraient pénalisés. Celles-ci seraient financées, en tout ou en partie, par la simplification fiscale engendrée et l’activité potentiellement générée.  » C’est la meilleure façon d’aller de l’avant en tenant compte de la situation spécifique des pays et des opportunités politiques, prolongent-ils. C’est d’ailleurs ce qui a été fait dans un premier temps avec l’assistance publique et la sécurité sociale.  »

La résistance syndicale

Mais est-ce politiquement envisageable ? C’est sans doute là que Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght sont les plus corrosifs dans leur analyse. Ils épinglent tout d’abord les quelques enquêtes d’opinion ayant donné une majorité de soutien au revenu de base en Finlande, en Norvège ou en France. Puis, ils interrogent les réticences de chacun des acteurs de la société. Ainsi, les syndicats émettent-ils des réactions  » pas très favorables, voire franchement hostiles « . Par crainte de voir les autres allocations sociales disparaître ou d’assister à une chute du niveau général des salaires. Mais aussi, disent les auteurs, parce qu’ils craignent  » une perte d’influence  » dans la détermination des revenus disponibles pour les travailleurs ou dans la gestion des allocations de chômage.

Cela dit, les employeurs ne sont pas non plus très ouverts, à l’exception de quelques-uns. Comme Karel Van Eetvelt, président de l’Unizo flamande, pour qui  » c’est une idée à explorer car cela peut booster l’esprit d’entreprise « . Au niveau des partis politiques, c’est la foire d’empoigne : socialistes et chrétiens-démocrates sont très réservés.  » Le projet est forcément utopique car il n’a jamais vu le jour nulle part, concluent Van Parijs et Vanderborght. Mais c’est une utopie pour un monde meilleur.  »

Les détracteurs pointent aussi du doigt le caractère  » Win for life  » d’un  » cadeau  » qui endormirait et inciterait à la paresse. Les auteurs de cette somme publiée à Harvard font le pari inverse d’une société revivifiée et libérée pour entreprendre. Le débat est loin d’être tranché. En attendant, en Finlande, un projet pilote est en cours. Pendant deux ans, 2 000 personnes perçoivent 560 euros par mois. Une expérience à mi-chemin, non universelle : les bénéficiaires ne sont que des chômeurs. Le réel bénéfice n’y est donc qu’une simplification administrative…

(1) Basic Income, par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Harvard University Press, 384 p., 2017.

(2) Allocation universelle. Nouveau label de précarité, par Mateo Alaluf, éd. Couleur Livres, 88 p., 2014.

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