© Jean-Pierre Gabriel

Alex Atala : « Je suis un idéaliste socio-environnemental »

Au boom économique du Brésil correspond un essor culinaire, porté sur la scène mondiale par un homme, un des chefs les plus appréciés et aimés de la planète gastronomique, dont le restaurant D.O.M. est aujourd’hui classé 7e au fameux World’s 50 Best. Alex Atala – Milad Alexandre Mack Atala – est entré par hasard en cuisine en Belgique, en fréquentant à la fin des années 1980 l’Ecole hôtelière de Namur. Son premier stage l’a emmené au sommet chez Jean-Pierre Bruneau, alors crédité de 3 étoiles. Sa courte carrière européenne lui a donné des bases culinaires qu’il revendique. Grand défenseur de l’Amazonie, Alex Atala rêve d’un modèle brésilien débarrassé de sa corruption qui permette d’amener les populations locales vers un nouveau modèle social et écologique. Celui qui se définit comme un « idéaliste socio-environnemental » est à la base de micro-projets agricoles qui ramènent les ouvriers du secteur à la terre de leurs ancêtres.

Le Vif/L’Express : Vous éprouvez une grande nostalgie pour Bruxelles et la Belgique. Qu’est-ce qui vous a amené ici ?

Alex Atala : Dans les années 1980, j’exprimais à ma manière, au travers de la musique punk rock, la révolte qui grondait dans mon pays. A cette époque, le futur président Lula menait ses réunions syndicales dans un bar à deux pas de chez nous. A 16 ans, je suis allé à São Paulo pour devenir assistant d’un DJ, puis DJ à mon tour. Le Brésil était alors totalement fermé au monde. J’ai eu envie de sortir de ce carcan et d’aller goûter la liberté, ne fût-ce que celle d’acheter un magazine de musique rock !

C’est en Belgique que vous avez commencé à cuisiner.

Je suis arrivé avec mon sac à dos en Italie où j’avais un ami brésilien, puis à Paris. A Bruxelles, j’étais déjà sans le sou, un autre ami brésilien me propose du boulot avec lui, comme peintre en bâtiment. Un des moyens d’obtenir un visa était de s’inscrire dans une école. Un autre ami fréquentait l’Ecole hôtelière de Namur… Comme premier stage, j’ai eu la chance incroyable d’être désigné chez Monsieur Bruneau. Pour le gamin brésilien que j’étais, l’atmosphère était militaire. Au Brésil, la notion de « vous » n’existe pas. Tout le monde est sur le même pied, jeunes et moins jeunes. J’y ai appris ce qu’étaient la brigade, le chef, les sous-chefs. C’était une école très dure. J’ai pu me distinguer au moment de la chasse, parce que je connaissais bien le gibier.

Vous revendiquez souvent – comme dans votre livre Escoffianas brasileiras votre attachement aux techniques et aux bases de la cuisine française.

Je dirais européenne. Après Jean-Pierre Bruneau, j’ai postulé chez un autre trois-étoiles, Bernard Loiseau, à Saulieu. J’ai toujours eu la même approche, à savoir m’investir, être prêt à faire des heures sans compter pour autant que je puisse apprendre. Je suis ensuite allé en Italie parce que j’avais rencontré ma future épouse, elle étudiait la mode à Milan. Comme on ne peut pas concevoir de vie amoureuse en travaillant dans un étoilé, j’ai opté pour une trattoria, dont je suis assez rapidement devenu le chef. J’allais faire les achats chez les paysans et j’ai appris que, pour un bon cuisinier, l’essentiel était l’ingrédient. J’étais seul, je devais être un cuisinier complet. On fait les pâtes en partant de la farine et c’est à force de répéter qu’on peut arriver à une perfection. La recette de la nonna (la grand-mère) est meilleure que celle de la mamma, tout simplement à cause de l’expérience.

Vous rentrez avec votre épouse au Brésil en 1994, pour y voir naître votre fils Pedro.

Je rentre à São Paulo, aujourd’hui une mégalopole de 19 millions d’habitants : 8 ou 9 millions de plus que Rio de Janeiro. São Paulo est la seconde ville japonaise hors du Japon. J’ai donc commencé dans un restaurant appelé Sushi & Pasta. Deux mois plus tard, je me retrouve chef d’un restaurant italien. En trois ans, nous étions devenus les meilleurs de la ville.

Vous cuisiniez des plats de la tradition italienne ?

Oui. Je ne pourrai jamais cuisiner italien comme un Italien, français comme un Français, tout simplement parce que ce n’est pas ma culture. Je suis brésilien. Je suis né au Brésil. J’ai donc commencé à introduire des plats inspirés de la tradition brésilienne dans la carte du restaurant italien.

Peut-on parler de cuisine traditionnelle brésilienne ?

On doit mesurer ce propos en distinguant plusieurs périodes. Le Brésil a existé avant l’arrivée des Portugais. Le tapioca qu’on croit asiatique est brésilien. La farine de manioc est un ingrédient important chez nous. Avant de migrer vers l’Amérique centrale, le cacao est originaire d’Amazonie. Et cette région couvre 50 % de la superficie totale du pays. La feijoada et le churrasco font partie de notre folklore culinaire. Au sud, aux frontières de l’Argentine et de l’Uruguay, on trouve les plats de gaucho, la cuisine de la braise, mais aussi des ingrédients très intéressants comme de l’ail sauvage.

Les migrations nombreuses et plus récentes ont-elles influencé de manière significative la cuisine de tous les jours ?

On pense de suite à l’Italie, avec raison. Mais savez-vous quel est le plat traditionnel par excellence de l’Etat du Mato Grosso et même de São Paulo ? Le soba, la nouille japonaise ! Les Japonais, notamment parce qu’ils ont largement investi l’agriculture, sont très présents dans l’Etat de Parana par exemple, au sud de São Paulo. Les saveurs du Moyen-Orient – j’ai moi-même du sang palestinien – sont aussi très présentes dans les Etats autour de São Paulo. On a donc une troisième catégorie, celle de la cuisine brésilienne métissée de ces influences japonaises, arabes, italiennes.

Mais c’est ce que vous avez fait. Ils suivent donc vos pas.

Mon premier restaurant, en 1998, s’appelait Namesa (A table), c’était un concept, celui d’une seule table de 16 personnes, j’avais deux objectifs. D’abord, j’avais besoin qu’on m’identifie. Ensuite, l’objectif culinaire était bien défini : faire de la cuisine brésilienne, avec des ingrédients brésiliens en utilisant des techniques européennes.

Vous étiez le premier ?

Le Brésil reste aujourd’hui un pays menant une politique protectionniste qui constitue une part de sa force économique. Jusqu’en 1990, le pays a été complètement fermé aux importations, ce qui signifie que les Italiens qui souhaitaient de la mozzarella ou du Parmiggiano ont dû s’approvisionner ici, donc le produire au Brésil. Beaucoup de Brésiliens consomment de l’excellent fromage parmesan, sans même penser que la version originale se trouve en Emilie-Romagne ! Dans les années 1980 est arrivée une vague de chefs français influencés par la nouvelle cuisine de Paul Bocuse, Roger Vergé, des frères Troisgros. Claude Troisgros, le cousin de Michel et fils de Jean Troisgros, s’est installé à Rio. Il a épousé une Brésilienne ; ses enfants sont brésiliens. A cette époque, il n’était pas question d’importer du foie gras, encore moins des champignons. Ils ont donc dû rechercher les ingrédients sur le marché local. Mais Claude fait aujourd’hui encore une cuisine française avec des ingrédients brésiliens, là où je revendique une cuisine brésilienne.

Votre cuisine se veut innovante. Est-elle technique ou technologique à la manière d’un Ferran Adrià ?

La référence à Ferran Adrià est cruciale dans l’évolution de ma carrière. Je venais de temps à autre en Europe, pour faire un festival brésilien dans un hôtel, par exemple. J’avais entendu parler d’El Bulli et j’y suis allé pour la première fois en 1998, avant qu’il n’entame sa démarche conceptuelle des années 2000. Je me suis retrouvé chez un grand cuisinier, trois étoiles qui osait la cuisine créative d’avant-garde. Il y avait des points communs avec ma démarche de modernisation de la cuisine brésilienne. A cette époque, j’ai invité Ferran Adria. Au début des années 2000, nous avons été ensemble à Belem, dont le marché est une des portes de l’Amazonie. Pendant quelques années, sa cuisine a intégré des éléments glanés au fil de ses voyages, comme le fruit de la noix de cajou ou la pulpe de la cabosse du cacaoyer dont on fait un sorbet. C’est grâce à Ferran que Madrid Fusion, le plus grand congrès mondial, m’a invité à faire une démonstration en janvier 2005.

Cet événement donne une priorité à l’innovation.

Madrid fusion vous offre la reconnaissance internationale. J’étais déjà reconnu au Brésil, classé meilleur chef de mon pays. Là, c’était le monde entier, la profession et la presse du monde entier qui me regardaient. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si je suis entré dans le classement du World’s 50 best en 2006, à la 50e place. Madrid Fusion était la plate-forme idéale pour présenter ce qui me tient à coeur, à savoir la saveur et la richesse de l’Amazonie.

Quels sont ces plats ?

C’est toute la carte qui est ainsi conçue. Je marie, par exemple du foie gras avec une purée de mandioquinha, une racine cousine du manioc et riche en hydrates de carbone. Une huître frite en chapelure de brioche est servie avec des oeufs de saumon et un tapioca grosses perles, comme si on avait du caviar couleur saumon et blanc. Je réalise actuellement une purée de betteraves à l’huile d’olive, du jus de mandarine et de l’essence de piprioca. Le priprioca est une racine d’Amazonie qui possède un arôme « caméléon », qui s’exprime donc différemment selon l’ingrédient avec lequel il est associé.

Vous faites référence à des produits méconnus, sans doute originaires de l’Amazonie. Sont-ils aujourd’hui considérés comme des ingrédients de base de la table brésilienne ?

Loin de là, je suis incapable de les trouver si je me rends au marché central de Sao Paulo. En lieu et place on peut acheter des pommes et des oranges. Nous vivons dans un pays gigantesque qui reste marqué par un agrobusiness florissant, mais dominant. Le Brésil exporte du soja, du riz, du café, de la canne à sucre. C’est favorable pour la balance commerciale, mais défavorable pour notre patrimoine. Si on ne fait rien, beaucoup d’ingrédients indigènes vont être rayés de la carte, si ce n’est pas déjà le cas.

On sait que les cuisiniers, d’autant plus s’ils sont célèbres, peuvent avoir un rôle de prescripteur de leader d’opinion. Est-ce votre cas et en avez-vous envie ?

A ce jour, la haute gastronomie, le star-chef system, sont surtout concentrés à São Paulo et à Rio, qui, je le rappelle, représentent 30 millions de personnes. La reconnaissance internationale m’a apporté un certain poids que j’utilise. J’attire en permanence l’attention sur les produits de l’Amazonie, je les cuisine dans mon restaurant. J’ai mené plusieurs initiatives personnelles. L’une d’elles vise à soutenir la culture d’un manioc sauvage avec lequel on élabore la sauce tucupi. J’ai aidé des travailleurs de l’industrie minière à retourner sur la terre de leurs parents. Ils se sentent d’autant concernés que cette industrie détruit leurs territoires.

Ces actions sont encore très isolées.

Le Brésil peut bénéficier d’aides internationales. Elles arrivent, mais n’atteignent que rarement les destinataires. Dans ce domaine, la corruption est encore très présente. D’autre part, les bons projets sont souvent microscopiques à l’échelle du pays et n’ont pas accès à ces financements. J’ai un rôle à jouer. Je voudrais être un filtre qui sélectionne et rassemble ces projets en vue de les connecter à ceux qui disposent des fonds pour les aider. La tâche est d’ampleur, car le Brésil n’a pas placé la cuisine parmi ses enjeux sociaux. C’est pourtant possible, c’est ce que réalise mon ami le chef Gaston Acurio au Pérou. Il a réussi à donner une dimension sociale à son projet culinaire en intégrant par exemple les petits producteurs de pommes de terre des Andes. L’enjeu est similaire pour les populations natives d’Amazonie, il est même plus vaste parce qu’il doit aussi faire face aux menaces qui pèsent sur l’environnement. C’est pour cela que je me définis parfois comme un idéaliste socio-environnemental.

La reconnaissance internationale comme celle du World’s 50 Best dont la nouvelle liste sort le 30 avril est-elle déterminante pour votre action ?

Bien entendu. Etre un bon chef, de surcroît reconnu dans son pays est une étape. Participer à des congrès à l’étranger et être ainsi relayé par la presse et les blogs en constitue une autre. Entrer dans le 50 Best, y être depuis six ans déjà et pénétrer dans le top 10, c’est énorme. L’an dernier quand je suis passé de la 18e place à la 7e, c’est devenu un phénomène mondial. Un chef brésilien à cette position, c’était inimaginable il n’y a pas si longtemps
Un tel classement ne représente-t-il pas un trop grand stress ?

Après le sommet vient la chute…

Tout d’abord, je ne me considère pas comme le 7e meilleur cuisinier du monde. Je vois le 50 Best comme la récompense à une expérience gastronomique, celle que l’on vit dans un restaurant. Dans ce cas, D.O.M. est répertorié comme la septième meilleure expérience du moment. Je sais aussi que ce classement est terriblement volatil. On en parle peu, mais il est sponsorisé par un géant mondial [NDLR : Nestlé, via les eaux San Pellegrino et Aqua Panna]. Les membres du jury composé de 800 « grands électeurs » – des chefs, des restaurateurs, des journalistes, des blogueurs – ne sont pas officiellement connus. Même si je pense pouvoir monter encore, je m’attends à régresser, en espérant me maintenir quelques années dans le top 10. C’est important pour la cuisine brésilienne, plus que pour mon restaurant.

Vous situez-vous dans un courant particulier ? Après l’Espagne de Ferran Adrià et des cuisiniers technologiques, est venue la Scandinavie avec la cueillette de nos ancêtres. Qu’en est-il pour vous ?

En Amazonie, on cueille tous les jours des plantes sauvages, des feuilles d’arbres sans avoir attendu le mouvement dit du foraging. Cette tendance actuelle est le reflet de la culture occidentale du « politiquement correct ». Comme il est mal vu de chasser ou de pêcher, on va à la cueillette. Pour ma part, je reste chasseur et pêcheur, comme je l’étais, jeune adolescent avec mon père et mon grand-père.

ENTRETIEN : JEAN-PIERRE GABRIEL

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