Alain Berenboom. © Debby Termonia

Alain Berenboom : Tintin aux pays des merveilles

Le Vif

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Outre qu’elles révèlent des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, l’avocat-écrivain belge Alain Berenboom.

Etudes secondaires dans une excellente école bruxelloise, faculté de droit à 17 ans, inscription au barreau cinq ans plus tard et professeur à moins de 40 ans. Parcours on ne peut plus classique. Sauf qu’à l’athénée, le professeur de néerlandais d’Alain Berenboom était l’immense cinéaste belge André Delvaux. Et que la fac de droit a failli ne jamais l’accueillir tant il hésitait à tenter le concours à l’Insas, l’Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion, à Bruxelles.

Au barreau, Berenboom se distingue rapidement grâce au cinéma, encore. En défendant le sulfureux Empire des sens d’Oshima, en 1976, face à la censure. Ponte des droits d’auteur en Belgique et pontife de la loi qui règle désormais toute la matière, Alain Berenboom écrit aussi : une dizaine de romans dont Monsieur Optimiste, qui a ravi le prix Rossel, et des chroniques, dans lesquelles il penche à gauche quand le courant général fait virer plutôt à droite et pense à droite quand l’opinion publique semble pousser plutôt à gauche.

Avec son air malicieux et son sourire bienveillant, il fait songer à Jiminy Cricket, sage compagnon et bonne conscience de Pinocchio : espiègle, Alain Berenboom accompagne ainsi, avec humour et dérision, la Belgique dans ses nombreuses aventures surréalistes. Bien qu’universaliste et cosmopolite (il n’est pas à un paradoxe près), il incarne mieux que quiconque cette fameuse belgitude… Mais pas une belgitude de tradition. Une belgitude de conviction, chère à ceux dont les parents ne sont pas nés ici. Sa sélection d’oeuvres préférées est dès lors très belgo-belge.

Magritte : le mentor

René Magritte, d’abord. Et In memoriam Mack Sennett. « Adolescent, j’étais déjà tellement fou de Magritte et de son univers que je lui écrivais des poèmes… Auxquels il a répondu, d’ailleurs. J’en étais très fier. Je ne l’ai jamais rencontré, j’aurais pu sans doute si j’avais insisté, mais j’ai toujours été assez pudique (il baisse les yeux et sa voix). Quand on regarde ce tableau, à première vue, c’est une robe dans une armoire. Mais en réalité, c’est une femme nue ! Ce mélange de réalisme et d’absurdité me séduit terriblement, c’est d’ailleurs ce que j’essaie de faire comme écrivain parce que, une fois ma toge d’avocat enfilée, je mets ma folie sous le boisseau. Magritte était aussi un fan de comiques américains (Charlot, Lloyd, Sennett). Ça me touchait énormément parce que c’était aussi mon cinéma de prédilection. Donc je me suis dit : « Décidément, ce mec, c’est un mentor ! » »

Tintin : « C’est Maman, j’avais 5 ans »

Après Magritte, Hergé. « En passant devant une librairie de seconde main, ma mère – qui était très économe – m’a acheté Le crabe aux pinces d’or. Elle me l’a lu. J’ai mordu et n’ai plus pu décrocher après. Le Lotus bleu, c’est l’accomplissement de l’art d’Hergé en quelque sorte. Sa patte est magnifiée mais, en plus, il se révèle un écrivain de génie, mêlant à la fois l’amour, l’amitié et un message politique fort. Ce n’était pas à la mode de faire de la politique, encore moins dans la bande dessinée. Quelle audace ! Cet album, que j’ai lu adolescent, m’a aussi permis de découvrir toutes ces grandes valeurs qui sont restées les miennes aujourd’hui : le combat pour la liberté, contre les dictatures, mais également l’amitié entre les peuples. Pour moi, Tintin, c’est le monde vu par les Belges, un regard de zinneke sur les convulsions les plus terribles de son époque. »

Les femmes de Vermeer.
Les femmes de Vermeer.© DR

Des valeurs humanistes qui expliquent qu’Alain Berenboom a été aussi secrétaire de la Ligue des droits de l’homme pendant plusieurs années. Rôle dont il avoue aujourd’hui qu’il ne lui convenait pas du tout. D’abord, dit-il, parce que « le combat est purement politique » et que lui, ne l’est « pas du tout ». Mais surtout parce que c’est une lutte trop « schématique avec des bons et des méchants ». Berenboom aime aussi les méchants et le monde en nuances de gris. Pour être un bon avocat, résume-t-il, « il faut comprendre pourquoi l’autre partie n’est pas d’accord avec soi. C’est un peu la même chose dans la vie : il faut être capable de se mettre à la place de l’autre, ce que peu de gens font, surtout aujourd’hui ». Avec tristesse, l’auteur de Monsieur Optimiste constate que « l’égoïsme et l’égotisme sont rois et que les époques plus partageantes sont loin ». Tout à trac, il lâche : « Parce que, vous savez, ce sont les riches qui sont égoïstes, pas les pauvres ! » Il mesure son effet et reprend : « Je ne suis pas un collectionneur. Je ne possède rien de Magritte, ni d’Hergé, à part quelques cartes postales. Pas même une fusée sur mon bureau. Je connais tellement leurs univers que je n’ai pas besoin de les avoir autour de moi. Je les transporte avec moi. » Celui qui, en coulisse, oeuvrait à la création du musée Magritte, préfère ainsi regarder plutôt que posséder.

Les femmes de Vermeer

Pourtant, en posséder une, d’oeuvre d’art, ça pourrait lui convenir, tout de même : « S’il n’y en avait qu’une seule, ce serait La femme en bleu lisant une lettre, de Vermeer ! » Il s’illumine, ses yeux pétillent, il s’envole… « C’est simple, si elle était accrochée au mur de mon bureau, je ne pourrais pas travailler ! Et si elle était accrochée dans mon salon, je resterais chez moi à la contempler. Je dois l’avouer : je suis amoureux fou de toutes les femmes de Vermeer ! Elles ont exactement la féminité, la force et la tendresse, la pudeur et l’audace dont je rêve chez la femme idéale. Et puis, cette lettre qui évoque l’écriture, ce mode de communication qui me permet d’extérioriser mes émotions tout en les canalisant… Vermeer, quand on y pense, c’est totalement impudique. Saisir l’instant de quelqu’un en train de lire une lettre, sans doute très intime, c’est à la fois totalement pudique et impudique. C’est magnifique ! Super mec ! Je ne l’ai pas rencontré non plus ! » Il éclate de rire.

Les paresseuses de Vallotton

Il est encore question de femmes avec Vallotton. « Contrairement aux autres peintres de l’époque, lui, il va placer sa caméra à un endroit totalement inattendu pour regarder le monde, par l’autre bout de la lorgnette. C’est un peu ça que j’essaie de faire aussi en écriture. Evidemment, ça me touche parce que je suis moi-même un décalé, j’aurais pu faire une carrière conventionnelle et pourtant tout a été décalé. Mais Vallotton, c’est aussi et surtout son extraordinaire sensualité qui me séduit. C’est l’un des peintres les plus sensuels de son époque. Car il n’y a pas de pudeur chez Vallotton, ou alors elle n’est qu’apparente… Avec lui, les femmes se laissent complètement aller ! C’est magnifique, une femme qui se laisse complétement aller, non ? »

Les paresseuses de Vallotton.
Les paresseuses de Vallotton.© DR

L’amour de Lascaux

Alain Berenboom sort son dernier tableau. Une oeuvre qui n’a aucun prix et qui ne pourra jamais appartenir à personne. Ça l’amuse, ce pied de nez au marché. Mais son émotion est palpable quand il dévoile… les fresques de Lascaux ! « L’art finalement, c’est ce qui nous sépare du monde animal. Même le plus évolué des animaux n’est pas capable de réaliser une représentation du monde, ni de traduire une idée. Passer à l’abstraction, c’est l’étincelle de l’humanité ! » Il se plonge dans sa réflexion et en ressort pour clamer qu' »il y a cette envie de création mais surtout cette envie de la partager : Lascaux, c’est le premier être humain qui fait partager son émotion à d’autres êtres humains. C’est un acte d’amour car comme dans l’acte d’amour, on a besoin de sentir l’émotion qu’on inspire aux autres ».

Les fresques de Lascaux.
Les fresques de Lascaux.© DR

Alain Berenboom se révèle ainsi personnalité hors cadre et décalée. Optimiste un peu déjanté. Mais sage, « toujours au milieu ». Sautillant avec humour d’aventure en aventure, il poursuit, aujourd’hui comme hier, les grandes valeurs découvertes, enfant, dans une bédé : l’amitié entre les peuples et la lutte pour la liberté. Sous son apparence respectable d’avocat, ce fou de cinéma qui se plaît tant à détourner les clichés continue inlassablement de défendre la création et à protéger les auteurs.

Luttant pour un monde plus juste, il n’est pas déplacé d’affirmer qu’Alain Berenboom fait partie de ces personnes qui le rendent plus beau.

Par Marina Laurent

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