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Agriculteur heureux, un métier en voie de disparition ?

Des agriculteurs de demain dépend l’avenir de votre assiette. En Wallonie comme ailleurs, le monde agricole vit une transition. Crises sanitaires, réforme de la PAC européenne, disparition des exploitations, sécheresses, mais aussi développement du bio, des labels de qualité, des énergies renouvelables, retour citoyen à la ferme… Face à tous ces enjeux, les agriculteurs paraissent vulnérables. Il existe cependant encore des fermiers heureux et responsables. Nous en avons rencontré.

Tiger Woods n’y retrouverait pas ses petits. Pour envoyer la balle dans les neuf trous, il lui faudrait slalomer entre les bouses de vache, après avoir troqué ses clubs de golf contre des maillets en bois, ses balles alvéolées contre des ballons de handball et ses chaussures cloutées contre des bottes en caoutchouc. Le golf champêtre n’a pas grand-chose à voir avec le sport de précision qui se joue sur un green. Mais les règles n’en sont pas moins strictes : trois points de pénalité si on touche une ruminante et, en cas de tempête, on arrête la partie ! A Steenkerque, près de Braine-le-Comte, la famille Francotte, qui cultive des patates sur 120 hectares et loue deux très beaux gîtes, vient de lancer l’activité avec le matériel officiel d’AgroGolf. En nous tendant les maillets et les balles, François, le fils, nous prie d’être indulgents : « S’il y a des choses à améliorer sur le parcours, n’hésitez pas à le dire. » A ce jour, une bonne dizaine de fermes wallonnes ont ouvert avec succès un golf.

Depuis quelques années, le tourisme vert connaît un bel essor en Région wallonne. Avec un taux de remplissage allant jusqu’à vingt semaines par an, plus de 600 gîtes à la ferme sont reconnus par le Commissariat au tourisme. Il y en aurait trois fois plus de non reconnus. En 2010, 100 000 enfants ont visité une ferme pédagogique. « On assiste à un retour aux sources de familles urbaines qui ont perdu le lien avec la terre, parce qu’elles n’ont plus de parents ni même de grands-parents ayant vécu à la campagne », observe Jeanne De Bisschop de l’ASBL Accueil Champêtre, à Namur.

Les consommateurs sont surtout devenus plus soucieux de ce qu’ils vont trouver dans leur assiette. Révélateur : la vente à la ferme, qui existe depuis longtemps, se structure de plus en plus. Certains agriculteurs ouvrent de vrais magasins. Phénomène encore marginal, les groupes d’achats communs (GAC) continuent aussi de se multiplier. Ces associations d’acheteurs qui vont se livrer directement chez les agriculteurs constituent une aubaine pour certains d’entre eux. Surtout lorsque le GAC se mue en GAS, groupe d’achat solidaire, s’engageant à moyen terme à écouler une partie de la production d’un exploitant.

Les jeunes fermiers aiment le bio

Bien sûr, le secteur bio continue de progresser : de 50 fermiers bio, en 1990, on est passé à 884 en 2010. C’est surtout depuis cinq ans que l’augmentation se fait ressentir. Au niveau européen, la Wallonie n’est pas mal classée, très loin devant la Flandre : plus de 6 % de sa surface agricole utile est consacrée au bio, contre 4,7 % en moyenne pour l’UE (l’Autriche arrive en tête, avec 20 %). « La mentalité est vraiment en train de changer dans le milieu agricole, se réjouit Sylvie Morcillo, de Bioforum, la coupole régionale du bio. L’âge moyen des fermiers bio est moins élevé que celui des fermiers traditionnels. C’est significatif. » Et il y a encore de la marge pour répondre à la demande : plus de la moitié des produits bio consommés en Wallonie sont importés…

La diversification de l’agriculture wallonne emprunte des voies variées. Les énergies renouvelables en font partie. Ainsi des fermiers produisent de l’électricité et de la chaleur avec leur lisier et leur purin ( lire l’encadré p. 42). D’autres en reviennent à des cultures oubliées, comme le chanvre ( lire l’encadré p. 43).

Une agriculture à deux vitesses ?

« Notre agriculture est en train de se scinder, observe Luc Tasiaux, fermier à Natoye. Soit on grossit vers des exploitations gigantesques de plus de mille bêtes. Soit on maintient une petite exploitation tout en se diversifiant pour continuer à en vivre. Moi-même, j’ai déjà pas mal agrandi la ferme de mon père, qui est passée de 45 vaches sur 12 hectares à 270 sur 60 hectares. Je viens tout de même d’ouvrir un magasin qui me permettra d’améliorer mes revenus. » ( lire l’encadré p. 41). D’un côté, une agriculture intensive dont Isabelle Saporta a dénoncé les dérives dans un livre choc (1) : la journaliste française y démontre comment l’industrie agroalimentaire et les producteurs d’engrais et de pesticides ont assassiné les paysans, la santé et l’environnement. De l’autre, des agriculteurs responsables qui se battent pour survivre et maintenir une agriculture familiale, tout en préservant la planète. L’image est, sans doute, trop caricaturale.
Chaque année, le nombre d’exploitations diminue en moyenne de 3,6 % en Belgique. Un poil moins en Wallonie, où on en compte encore près de 14 500 aujourd’hui. En trente ans, le pays a perdu deux tiers de ses fermes… Parallèlement, la superficie agricole totale, elle, n’a quasi pas bougé. Conséquence : en Wallonie, la taille moyenne des exploitations est passée d’une quinzaine d’hectares, dans les années 1970, à une soixantaine d’hectares aujourd’hui. La productivité a clairement augmenté. Près de 6 000 emplois sont passés à la trappe dans le secteur « agriculture, chasse et sylviculture » en Région wallonne, entre 1995 et 2008. Le développement de la mécanisation y a contribué. Mais ce n’est pas la seule cause.

« Globalement, le rendement reste la devise des agriculteurs, constate Patrick Dupriez, député wallon Ecolo. Au vu des chiffres d’utilisation d’engrais et de pesticides, la Wallonie fait partie des sept régions les plus intensives d’Europe, la Flandre est la deuxième, avec des conséquences destructrices pour les sols. La mentalité évolue très lentement, et encore c’est grâce à la prise de conscience des consommateurs. De toute façon, beaucoup d’agriculteurs sont piégés par leur mode de production. Ils ne peuvent revenir en arrière. »

Un million d’euros la ferme

Même son de cloche du côté du Mouvement d’action paysanne (MAP), une association qui ne regroupe que 150 fermes mais qui se montre très active. « La concentration est de plus en plus grande, car, pour survivre, les paysans ne doivent cesser de grandir, investir, s’endetter », déplore sa présidente Ariane Charrière, agricultrice à Florenville, qui, elle, a fait le chemin inverse en diminuant son quota laitier. A la tête de la puissante Fédération wallonne de l’agriculture (FWA), René Ladouce est plus nuancé : « L’agriculture conventionnelle nourrit toujours 90 % de la population, parce que la plupart des consommateurs n’ont pas les moyens de se payer du bio. Et, en 2050, il y aura neuf milliards de bouches à nourrir sur la planète. Il faut en tenir compte. »

Le patron de la FWA n’en regrette pas moins la lente disparition des agriculteurs, qu’on constate dans tous les pays européens. Il l’attribue notamment aux difficultés qu’ont les jeunes de reprendre la ferme familiale. « Le prix moyen des reprises ne cesse d’augmenter. En Wallonie, il atteint aujourd’hui environ 1 million d’euros. Les périodes de remboursement s’étalent sur vingt à trente ans », constate René Ladouce. Et bien souvent, dans les familles d’agriculteurs, frères et s£urs font de moins en moins de cadeaux à celui qui reprend l’exploitation : ils veulent leur part d’héritage sans attendre.

L’amour n’est pas dans le pré

Au-delà de l’aspect financier, le métier reste pénible, malgré les progrès de la mécanisation. « La ferme, c’est tous les jours, toute l’année, souligne le député européen Marc Tarabella (PS), lui-même fils d’agriculteur à Anthisnes. Dans la société de loisirs d’aujourd’hui, peu de femmes sont prêtes à vivre ça. » Qu’on apprécie le genre ou non, l’émission de télé-réalité « L’Amour est dans le pré » est révélatrice du phénomène. Il existe aujourd’hui des services de remplacement pour permettre aux agriculteurs de prendre des vacances, mais ces services sont peu sollicités et souvent pour une semaine au maximum. Au-delà, le fermier culpabilise d’être loin de ses bêtes et de ses terres.

La population des agriculteurs est vieillissante. Plus de la moitié est âgée d’au moins 50 ans. Et, parmi ceux-ci, les trois quarts ne savent pas qui va reprendre leur exploitation, quand bien même ils ont des enfants. Au gouvernement wallon, le ministre de l’Agriculture en est bien conscient. « Nous avons pris une série de mesures pour les jeunes, dit Benoît Lutgen (CDH). L’aide « première installation », par exemple, est passée de 45 000 à 70 000 euros. Et, en 2010, nous avons supprimé les droits de succession et de donation pour la transmission des terres agricoles. » Cette dernière mesure se révélait d’autant plus indispensable que le prix du foncier en Belgique est élevé : dans le Brabant wallon, le prix des terres agricoles peut facilement flamber jusqu’à 30 000 euros l’hectare. C’est bien pire encore en Flandre.

Vivre pauvre et mourir riche

Mais, si les jeunes craignent de se lancer, c’est surtout parce que les perspectives d’avenir leur semblent difficiles. Rembourser la banque pendant trente ans sans être certain d’avoir un revenu fixe ne les motive pas… « Le revenu moyen d’un exploitant agricole n’est pas élevé vu les investissements consentis », admet Caroline Cassart, députée wallonne (MR), mariée à un agriculteur. Ne dit-on pas qu’un fermier vit pauvre et meurt riche ? « En dix ans, les charges d’exploitation ont augmenté de 40 % et le prix de vente de la production agricole seulement de 6 %. Faites la différence ! » observe Muriel Bossut, de l’ASBL AgriCall, qui reçoit les appels des plus désespérés (200 nouveaux dossiers, chaque année), souvent des surendettés. De plus en plus d’agriculteurs, surtout les cultivateurs, sont ce qu’on appelle des pluriactifs : ils ont un boulot en dehors de la ferme. Le village d’Othée, par exemple, comptait une douzaine d’agriculteurs à temps plein, il y a vingt-cinq ans. Aujourd’hui, il n’en demeure plus qu’un. Les autres ont gardé la ferme, mais sont devenus également prof, délégué commercial, ouvrier communal, entrepreneur…

Chaque mois de juillet, l’indice de confiance des agriculteurs wallons, mesuré avant la Foire de Libramont, diminue d’un cran. « Le monde agricole a connu beaucoup de crises successives, ces quinze dernières années, regrette René Ladouce. Elles sont bien souvent imputables à la mondialisation et non aux agriculteurs eux-mêmes. Mais ce sont eux les premiers pénalisés. » En 2009, la crise du lait a particulièrement marqué les consciences. Cette année-là, un quart des exploitations wallonnes ont eu des revenus négatifs ! Le prix du litre de lait est descendu jusqu’à 19 cents, alors qu’il était à 45 cents fin 2008. Même si, aujourd’hui, il flotte à 34 cents, certains fermiers laitiers en paient encore les conséquences, car, en pleine crise, ils ont dû reporter des échéances de remboursement à la banque ou reporter des règlements de facture à leurs fournisseurs.

A quelle sauce, la nouvelle PAC ?

Le tableau paraît un peu sombre. Pourtant, comparés à leurs voisins, les agriculteurs wallons ne sont pas si mal lotis au niveau des aides européennes qui représentent de 50 à 80 % de leurs revenus. Mais jusqu’à quand ? Les primes actuelles accordées par la Politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne ont été calculées, lors de la réforme Fischler en 2003, sur la base des trois années antérieures. Ainsi l’agriculteur belge reçoit, par hectare de terre cultivée, huit fois plus que le Letton… Ces références historiques sont intenables à 27. La réforme de la PAC, qui sera adoptée en 2012, devra réduire les écarts. « C’est vrai que c’est plus compliqué à 27, reconnaît le ministre Lutgen. Mais il faudra tout de même tenir compte des différences de niveau de vie d’un pays à l’autre. Les coûts de production ne sont pas les mêmes partout. Mettre tout le monde à égalité, ce n’est pas possible. » Pas sûr néanmoins que les Belges ne devront pas un peu se serrer la ceinture.

Pour l’instant, la PAC se négocie au Parlement européen. On sait que les quotas laitiers, qui visent à stabiliser la production, seront supprimés en 2015. « On ne peut pas tourner le dos à toute régulation pour autant, affirme Marc Tarabella. En commission du parlement, nous avons récemment réussi à nous accorder sur le fait que les aides directes devaient être liées au respect de l’environnement et à l’emploi dans les exploitations. C’est une avancée considérable au niveau du Parlement. » Reste à voir la tournure que cela prendra au Conseil. La négociation ne sera pas facile, avec des pays comme le Danemark ou la Grande-Bretagne moins soucieux de préserver une agriculture familiale.

Agriculteur, un métier Lotto

Au-delà de l’Europe, notre agriculture subit aussi le contexte mondial. La volatilité des prix est le pire ennemi des fermiers. On l’a vu lors de la crise du lait. « Une des principales explications de cette crise vient de la chute brutale de consommation du lait en Chine, après le décès, fin 2008, de six bébés chinois qui avaient avalé du lait en poudre contaminé à la mélanine », explique René Ladouce. La volatilité touche aussi les céréales. L’année dernière, après les incendies en Russie dus à la sécheresse, le prix du blé a grimpé de 130 à 210 euros la tonne, en moins de trois semaines. Une inflation record qui s’explique davantage par la spéculation consécutive aux incendies que par la perte de récoltes en Russie.

« Sans ces événements exceptionnels, on observe des fluctuations de 8 à 15 euros, d’un jour à l’autre, sur les cours mondiaux des céréales, témoigne Laurent Streel, qui cultive du blé, du maïs, du colza, du chanvre, des pommes de terre à Othée, près de Liège. Il n’y a plus aucune règle. Agriculteur est devenu un métier Lotto ! »

La qualité wallonne a de l’avenir

Comment l’agriculture d’une région comme la Wallonie peut-elle se défendre dans un marché mondialisé, où les cours de céréales se négocient à Chicago et où 70 % des protéines végétales données au bétail européen proviennent du continent américain ? « L’atout maître de l’agriculture wallonne doit être la qualité, tant au niveau du goût que de la production ou du respect de l’environnement, répond Patrick Dupriez. Il y a encore du travail… En Wallonie, il existe neuf labels de qualité dont les deux tiers n’ont pas vraiment de valeur ajoutée. Le consommateur ne s’y trompe pas, en particulier les collectivités, comme les cantines des écoles, des hôpitaux ou des homes, qui ont un poids économique important, soit 14 % du PIB lié au secteur public. »

Au parlement wallon, nombre de députés regrettent que ni l’agriculture bio ni l’agriculture wallonne en général ne fassent l’objet d’un projet politique global. « On attend toujours le plan de développement stratégique du bio, déplore le député Dupriez. Il est essentiel de mieux développer les filières de transformation, de stockage, de commercialisation. Sinon, on va laisser cela dans les seules mains de la grande distribution qui fera jouer la concurrence et menacera la qualité. »

Caroline Cassart, elle, interroge régulièrement le ministre sur le décret cadre pour l’agriculture wallonne, attendu depuis… la législature précédente. « Le plan bio est en cours d’étude et bien avancé, assure le ministre. Quant au décret cadre, c’est vrai, j’aurais aimé qu’il voie le jour en 2004 ou 2005, mais cela n’a pas été possible. Ensuite, on est entré dans les négociations de la PAC. On ne pouvait prendre un décret sans être certain de ne pas se faire taper sur les doigts par l’Europe.

En attendant, le rapprochement des citoyens-consommateurs du monde agricole est, lui, une bonne nouvelle. « Il y a peu, j’ai été invité à l’église d’Ernage, près de Gembloux, pour parler de l’agriculture aux fidèles pendant le sermon du curé », s’étonne, tout en s’en réjouissant, René Ladouce. Dans son dernier ouvrage collectif La Consommation critique (2), Geoffrey Pleyers, chercheur à l’UCL, constate que, si les multinationales de l’agroalimentaire gardent le monopole et s’appuient sur les techniques de marketing pour façonner le goût des consommateurs, ces derniers organisent la réplique : ils multiplient les circuits alternatifs de distribution et se transforment petit à petit en consom’acteurs. Ils ont, en tout cas, un rôle à jouer dans l’avenir de l’agriculture.

(1) Le Livre noir de l’agriculture, Fayard. (2) La Consommation critique, Desclée de Brouwer.

THIERRY DENOËL

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