© HATIM KAGHAT POUR LE VIF/L'EXPRESS

40-45 : Eugène le résistant qui a réveillé les consciences des magistrats

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Servir l’occupant ou « couvrir » le résistant ? Une historienne néerlandaise dévoile le dilemme cornélien qui assaille les magistrats au cours de la Seconde Guerre mondiale. Et révèle comment l’exécution d’un jeune résistant bruxellois leur a servi d’électrochoc.

Fort de Breendonk, le 13 janvier 1943. Un jeune homme va mourir. Il a 27 ans, s’appelle Eugène Predom et s’apprête à tomber sous les balles d’un peloton allemand. Trahi par la confession d’un ado de 15 ans arrêté pour distribution de feuilles clandestines, et qui a révélé appartenir à un groupe de jeunes résistants animés par Predom. Rien de très méchant à l’actif de ces jeunes : quelques façades de maisons de collabos barbouillées du slogan  » Ici traître Rex « . Sauf que l’enquête ouverte par la PJ belge a conduit à la découverte d’explosifs dans l’appartement d’Eugène. Et que le zèle d’un commissaire adjoint de la police d’Anderlecht acquis à l’Ordre nouveau, va signer l’arrêt de mort.

40-45 : Eugène le résistant qui a réveillé les consciences des magistrats
© Le Drapeau Rouge 28 Octobre 1944

Qui a mené ce jeune peintre d’obédience communiste au poteau d’exécution, en compagnie de vingt autres  » terroristes  » fusillés en guise de représailles pour des attentats commis contre la Wehrmacht ? L’occupant allemand qui, sans attendre la clôture de l’instruction, a extrait Eugène de sa prison. Mais aussi la justice belge, qui l’y avait envoyé. Les tentatives des plus hauts magistrats bruxellois de s’opposer à l’irréparable, leurs protestations indignées, ont été vaines : ils ne voulaient pas cette issue tragique. Trop tard. L’exécution devient une tache sur la conscience de la magistrature et de la police judicaire belges. La presse clandestine se montre assassine :  » Vos mains sont à jamais teintées du sang de Predom « , dénonce la feuille Justice libre.

Juges et fonctionnaires de police font face à un terrible dilemme pendant la Seconde Guerre mondiale

Jan Julia Zurné, historienne néerlandaise, a remué ce que le procureur général de Bruxelles qualifiait un jour, dans une lettre adressée à son supérieur hiérarchique, de  » problème de conscience particulièrement angoissant « . Fallait-il servir le pouvoir occupant en réprimant une Résistance toujours plus violente, au nom du sacro-saint maintien de l’ordre public ? Ou placer la conscience morale et un éventuel engagement patriotique au- dessus des devoirs de la charge ? Impossible pour un magistrat de fermer simplement les yeux, sous prétexte que les actes commis l’étaient pour une juste cause.

Terrible dilemme que celui auquel sont confrontés juges et fonctionnaires de police belges tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Jan Julia Zurné, chercheuse au Cegesoma (centre d’études et documentation guerre et sociétés contemporaines) s’aventurait sur un terrain glissant. Car les archives du monde judiciaire bruxellois, qu’elle a particulièrement explorées, ne racontent pas tout. Elles peuvent être avares en indices sur les états d’âme des gens de justice.

Le domicile schaerbeekois d'Abraham Wekselman, juif mais indic de la Gestapo abattu le 29 juillet 1943 par les Partisans. L'enquête judiciaire belge ne mènera à rien.
Le domicile schaerbeekois d’Abraham Wekselman, juif mais indic de la Gestapo abattu le 29 juillet 1943 par les Partisans. L’enquête judiciaire belge ne mènera à rien.© Collection Cegesoma – Bruxelles – 276192

L’historienne y a découvert qu’Eugène Predom n’était pas mort pour rien. Que le funeste sort qui lui fut réservé a ouvert les yeux de magistrats déjà assaillis par le doute. Jusqu’alors, ceux-ci s’étaient alignés sur la politique du moindre mal, cette posture adoptée d’entrée de jeu par les plus hautes instances politiques restées au pays et par les milieux industriels et sociaux, au nom de la nécessité de protéger les Belges occupés. Elle supposait aussi un accommodement raisonnable du monde judiciaire avec les autorités allemandes. L’occupant lui-même se montre très demandeur : faute de moyens humains suffisants, il ne peut se passer du concours de l’appareil judiciaire et policier belge pour maintenir l’ordre public en pays conquis. Et pour sévir contre celles et ceux qui refusent de se soumettre à l’Ordre nouveau.

Des magistrats pris entre deux feux

Délicate cohabitation. Elle fait courir à la magistrature belge le risque de livrer, directement ou indirectement, des citoyens à l’envahisseur. Mais dans l’espoir de limiter les dégâts, elle se résigne à échanger des tuyaux avec les Allemands en mettant à leur disposition des PV d’enquête.

Lorsque la Résistance entre dans la danse, elle plonge naturellement les magistrats dans l’embarras.  » La plupart d’entre eux étaient légalistes, belgicistes, patriotes et conservateurs « , observe Jan Julia Zurné.  » Mais la violence dont usent les résistants les met mal à l’aise.  » Elle a de quoi heurter leur conception rigoureuse de l’ordre public. Si leur devoir les incline à réprouver de tels actes, tout concourt à faire montre d’indulgence et à manquer de zèle dans la répression. Pour peu que les apparences restent sauves.

L’occupant n’est pas aveugle ni complètement idiot. La Militärverwaltung n’a que faire des états d’âme. Son irritation va croissant, alors que la fortune des armes, lentement mais sûrement, change de camp et que les attentats commis contre des Allemands et leurs collabos se font de moins en moins rares et toujours plus violents. Un fonctionnaire allemand peste : cette police judiciaire belge, considérée comme une des meilleures d’Europe avant la guerre, se comporte de manière bien trop passive à son goût.

L'historienne Jan Julia Zurné:
L’historienne Jan Julia Zurné:  » l’affaire Predom, les effets tragiques d’une erreur de jugement « .© Eva Duffhues

Les péjistes ont pourtant du mal à refuser les appels du pied sans cesse plus pressants à traquer les ennemis du IIIe Reich. La tension conduit quelques magistrats belges à la citadelle de Huy, histoire qu’ils y méditent durant quelques semaines sur leur attitude trop tiède dans la chasse aux  » terroristes « .

S’entêter à faire profil bas finit par perdre tout crédit. En octobre 1942, un deal est conclu entre le secrétaire général de la Justice, Gaston Schuind, et l’occupant : les Belges se chargeront de la répression des attentats politiques commis contre des collabos belges ; les Allemands s’engagent à respecter l’indépendance de ces enquêtes et les jugements qui seront rendus.

Les gestes posés dans l’ombre par les juges et les enquêteurs dans l’espoir d’atténuer les rigueurs de la répression, restent largement ignorés de la population

Jeu de dupes.  » C’était trop beau pour être vrai « , relève l’historienne.  » L’affaire Predom  » réduit l’accord à un chiffon de papier.  » Avec le recul, il était naïf de croire que le pouvoir occupant laisserait entre les mains de la justice belge un résistant, même s’il n’avait encore commis aucun acte violent. Cette affaire illustre de façon dramatique les conséquences engendrées par un manque de clarté dans la répartition des compétences entre justices belge et allemande. Et les effets tragiques d’une telle erreur de jugement.  »

C’est un électrochoc. Il achève de convaincre les magistrats bruxellois de ne plus écouter que leur conscience. Ainsi poussé dans le dos, le procureur du Roi de Bruxelles Lucien Van Beirs fait secrètement passer la consigne aux péjistes : suspendre les enquêtes en cas d’attentats politiques, y compris s’ils sont commis par des communistes. Sur le terrain, les limiers s’affairent donc à brouiller les pistes en éliminant pièces à conviction et indices compromettants. Les dossiers répressifs deviennent ainsi de moins en moins épais. Dans le Namurois, le groupement de résistance Athos va apparemment jusqu’à mettre le parquet de Dinant au parfum des actes qu’il se prépare à commettre…

Le procureur du Roi de Bruxelles, Lucien Van Beirs, déporté en 1943 à Buchenwald : le magistrat s'est opposé à la collaboration avec les autorités allemandes.
Le procureur du Roi de Bruxelles, Lucien Van Beirs, déporté en 1943 à Buchenwald : le magistrat s’est opposé à la collaboration avec les autorités allemandes.© Collection Cegesoma – Bruxelles – 96659

 » On assiste au sabotage des enquêtes et des instructions judiciaires « , constate Jan Julia Zurné. Les magistrats ont d’autant moins de scrupules à agir de la sorte qu’une loi belge, adoptée à l’issue de la Première Guerre mondiale, considère la dénonciation comme un crime contre la Sûreté intérieure de l’Etat. Et qu’en décembre 1942, le gouvernement belge en exil à Londres a musclé cet arsenal législatif en interdisant de livrer  » sciemment  » un Belge à l’occupant.

A la Libération, les magistrats ne se vantent pas d’avoir saboté des enquêtes

Dans les hautes sphères de la hiérarchie judiciaire, on apprécie moyennement tout ce manège. Six mois seront nécessaires après la  » bavure  » fatale à Eugène Predom avant que le procureur général de Bruxelles ne s’y rallie, en termes feutrés. Entre-temps, d’autres suspects belges ont été passés par les armes…

Survient la Libération. Et l’heure de rendre des comptes. La magistrature au rapport. Les communistes n’ont pas oublié la fin tragique du camarade Predom : ils veulent y voir  » la preuve des conséquences désastreuses de la politique du moindre mal « . Et l’indice d’une magistrature anticommuniste. Las : la plainte, introduite par la compagne du résistant fusillé, finit en classement sans suite.

Pour leur défense, magistrats et policiers se sont généralement abstenus d’invoquer les enquêtes sabotées dans le but de couvrir les résistants.  » Ils ne se sont pas vantés de ne pas avoir accompli correctement leur travail « , pointe l’historienne. Ils choisissent plutôt de faire profil bas. Il faut dire qu’ils n’ont aucun acte de résistance symbolique à brandir, semblable à la grève que leurs pairs avaient osé mener sous l’Occupation à la fin de la Première Guerre mondiale. Les gestes posés dans l’ombre par les juges et les enquêteurs dans l’espoir d’atténuer les rigueurs de la répression, restent largement ignorés de la population.

Le monde judiciaire belge n’est pas sorti indemne de l’épuration. Les trois procureurs généraux de Bruxelles, de Liège et de Gand, sont limogés pour avoir trop mollement résisté aux injonctions de l’occupant. Le secrétaire général de la Justice, le catholique Gaston Schuind, également épinglé pour son inertie, écope de cinq ans de prison.  » 45 magistrats et membres du personnel judiciaire sont contraints à la démission, neuf magistrats doivent comparaître devant la justice militaire.  »

Mais l’opprobre jetée sur la magistrature se limite à l’extrême gauche et à l’extrême droite. Parce qu’elle ne s’est jamais compromise avec l’occupant comme ont pu le faire les justices néerlandaise ou française sous le régime de Vichy. Sa contribution à la politique du moindre mal a trouvé grâce aux yeux de l’establishment qui récupère le pouvoir à la Libération. Le monde judiciaire peut ainsi  » aider à restaurer la légitimité de l’ordre politique d’avant-guerre « .

Eugène Predom, livré par la justice belge, tombé sous les balles allemandes, repose dans l’Enclos des fusillés à Bruxelles.

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