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1914 : les 5 choix stratégiques de l’armée belge

Eté 1914 : la Belgique est dans le chemin de l’Allemagne. Pas de chance : elle devra se battre. Son armée n’a pas bonne presse ; sous les ordres du roi Albert, elle entrera pourtant dans l’Histoire. Jean-Michel Sterkendries, spécialiste de l’histoire militaire, décode la stratégie suivie par les Belges.

Schlieffen. C’est le nom d’un célèbre général prussien. C’est aussi celui d’un plan militaire. Elaboré au début du 20e siècle par le stratège, il sera mis en oeuvre par les Allemands en 1914. L’idée est de mener bataille sur deux fronts. A l’Est, contre les Russes. Mais surtout, et tout d’abord, à l’Ouest, contre les Français. Comment ? Non pas en attaquant les troupes tricolores massées à la frontière, mais en les contournant par le Nord. Rapidement. On appelle ça la théorie de la « manoeuvre enveloppante ». Cette théorie a une conséquence très pratique: pour déborder la France par le Nord, l’Allemagne doit envahir la Belgique. « L’idée n’est pas idiote, estime Jean-Michel Sterkendries, docteur en Histoire et professeur à l’Ecole Royale Militaire. Mais elle nécessite de violer la neutralité belge, dont les Allemands sont garants. En agissant ainsi, ils prennent un gros risque diplomatique. Surtout, les Allemands espèrent que les Britanniques vont rester en dehors du conflit. En cela, ils feront un très mauvais calcul… »

Début août, les Belges rejettent l’ultimatum allemand. Les voilà donc impliqués dans une guerre à laquelle ils avaient cru, un temps, pouvoir échapper. Mais non : ils vont devoir se battre. Et aussi faire des choix. Pas évident ! Les officiers sont nombreux, chacun avec ses idées arrêtées. Jusqu’à la tête de l’Etat-major, on est divisé. Et puis, certains hommes sont fidèles à Albert, d’autres sont des proches du ministre de la Guerre. Les clans se livrent à des luttes d’influence particulièrement néfastes. Le 1er août, il n’y a toujours pas d’accord sur le rôle qu’il convient de donner à Liège dans la défense du territoire…

Inévitablement, des choix devront être faits. Va-t-on pour autant assister à la mise en oeuvre d’une véritable stratégie militaire belge ? « Il faut sauver les meubles, gagner du temps. La stratégie belge, ce n’est pas autre chose, décode Jean-Michel Sterkendries. Dans le camp belge, je ne vois d’ailleurs pas de grands stratèges. Il n’y a pas de généraux de grande envergure. L’appareil militaire n’était pas brillant, les officiers d’état-major étaient loin de leurs troupes. C’était une armée de temps de paix. » Le constat est réaliste. Plutôt que de les forger, les Belges, guidés par leur roi, vont courir derrière les événements. Et tenter de s’adapter aux circonstances. Logique vu le poids démographique du pays. Et sa tendance pacifiste. Rappelons qu’à la veille de la guerre, l’armée n’avait pas bonne presse et attirait peu. Dans ce contexte, la Belgique aurait-elle pu adopter un plan plus judicieux ? Sterkendries tranche : « Uniquement si elle avait disposé d’une armée de meilleure qualité ! Mais pour cela, les crédits manquaient… »

1) Défendre le territoire par les forts

La Belgique possède un petit territoire. Et celui-ci n’est protégé par aucun obstacle naturel. Le pays est conscient de ses faiblesses : en cas d’attaque, il craint de voir ses troupes balayées en une semaine… Alors, que faire ? Au coeur du 19e siècle, la Belgique mise tout sur Anvers. En 1859, le roi Léopold Ier décide d’y construire un grand camp retranché. En cas d’attaque, ce camp abriterait le gouvernement et l’armée… en attendant l’arrivée des garants. Anvers est le lieu stratégique par excellence, proche des Anglais, considérés comme les meilleurs alliés. A la suite de la guerre franco-allemande de 1870, la Belgique renforce Anvers. Il construit aussi des fortifications dans les environs de Namur (contre la menace française) et de Liège (contre les Allemands). Le but est toujours le même : en cas d’attaque, retarder, résister… et espérer. En août 1914, les forts, techniquement dépassés, ne retarderont qu’à peine l’avancée des Allemands. Mais leur résistance, essentiellement symbolique, vaudra la gloire à la vaillante petite Belgique. Le 7 août, la ville de Liège reçoit la légion d’honneur !

L’avis de Jean-Michel Sterkendries : « La stratégie est bonne, cohérente… à condition que les places-fortes tiennent le coup. Or, au final, ce ne sera pas le cas. Le problème des fortifications est qu’elles sont coûteuses et vite obsolètes. En 1914, les forts ne résisteront pas à la puissance de la nouvelle artillerie allemande, du type grosse Bertha. »

2) Se réfugier à Anvers


Fin août, les forts wallons ont plié et les armées belges se replient sur Anvers. Le fameux « réduit national ». Pendant quelques jours, les hommes vont pouvoir reprendre des forces. Mais ils vont aussi se battre. Les autorités militaires vont en effet commander trois sorties. Histoire de maintenir l’esprit offensif des troupes et de rappeler aux Allemands qu’ils n’ont pas gagné. La première sortie a lieu le 25 août ; la seconde est menée dans la deuxième semaine de septembre. Chaque fois dans les environs de Malines. Soudain, les champs brabançons se transforment en tranchées.Le bilan est lourd : 8000 soldats belges sont tués ou blessés. Une troisième sortie sera envisagée ; Albert la refusera fermement.

L’avis de Jean-Michel Sterkendries : « Le repli sur Anvers est logique : il n’y a rien d’autre à faire. Ceci dit, ce repli ne peut être que provisoire… D’après moi, les attaques décidées par Albert sont judicieuses. Elles permettent aux Belges de constituer une menace permanente pour l’aile droite de l’armée allemande. En effet, si des troupes belges quittent Anvers, les Allemands sont obligés de mobiliser des unités. Malheureusement, ces attaques ne seront pas bien menées. Il y aura notamment des problèmes de coordination entre l’infanterie et l’artillerie. »

3) Gagner la Côte

Le climat s’alourdit sur Anvers. Après la chaleur d’août, viennent les pluies de septembre. Les maladies rôdent. Le 28 septembre, l’artillerie allemande se met en branle. On tire des obus de 420 millimètres ! Du très lourd… Les solides forts anversois ne résistent pas. Que faire ? Abandonner ? Filer en France ? Le 6 octobre, l’armée de campagne reçoit l’ordre d’évacuer. Quelques jours plus tard, la métropole tombe. Un drame : la défense du pays reposait sur Anvers – l’imprenable ! Quitter la ville représente un véritable crève-coeur. A nouveau, l’heure est à l’exil. Fatigués, en lambeaux, suivis par de nombreux réfugiés, les soldats gagnent le Westhoek. Dans la deuxième quinzaine d’octobre, les troupes belges encore opérationnelles se retrouvent derrière l’Yser. Dorénavant, on ne reculera plus.

L’avis de Jean-Michel Sterkendries : « Les Belges ne peuvent rien faire d’autre : soit ils capitulent, soit ils rejoignent les alliés, de préférence en territoire libre. Ceci dit, il faut relever qu’Albert pensa capituler à Anvers ! »

4) Ouvrir les vannes de l’Yser

Déclencher une inondation ! L’idée paraît folle ; elle n’est pourtant pas neuve. Déjà au Moyen-Age, des troupes avaient déjà fait déborder l’Yser. A l’époque, l’ennemi était français… A présent, c’est le commandant Nuyten qui étudie la possibilité. In fine, c’est le roi Albert qui prendra la décision. Pour les Belges, la guerre va radicalement changer d’aspect. Le temps du repli est fini. A présent, c’est une guerre de position qui débute. Jusqu’en septembre 1918, les soldats belges vont rester (pratiquement immobiles) dans leurs tranchées…

L’avis de Jean-Michel Sterkendries : « C’est la seule possibilité restante. Il reste environ 75 000 hommes. Ils sont à bout de souffle. Sans inondation immédiate, c’est fichu… Et puis, les Allemands ne s’attendent pas du tout à l’inondation. Ils ne comprennent rien à ce qui se passe. Ils pensent que les digues ont fendu à cause des tirs de l’artillerie. Il faut dire que les Allemands sont alors en pleine improvisation. Ils doivent oublier le plan Schlieffen et digérer l’arrivée d’un nouveau commandant en chef, von Falkenhayn. »

5) Maintenir les troupes sous commandement belge

Tandis qu’Anglais et Français se lancent dans les grandes batailles, les Belges demeurent prostrés sur l’Yser. Bien au chaud ? Certes pas ! Si le secteur est relativement tranquille, les tranchées sont insalubres. La boue recouvre mal les cadavres en décomposition. Les odeurs d’excréments et de charognes en tous genres se mélangent. Et puis, la menace ennemie ne disparaît jamais totalement. Régulièrement, une question revient : convient-il de placer les troupes belges sous commandement allié ? Albert refuse. On tente de le faire changer d’avis. Mais il résistera.

L’avis de Jean-Michel Sterkendries : « Sur le front de l’Yser, il est impensable de déclencher une grande offensive. Les Belges sont donc relativement passifs, pendant que les Anglais et les Français sont constamment au combat. Le roi aurait pu donner des troupes aux Français. Mais il a eu bien raison de dire « non ». Albert risquait la destruction de l’armée belge. Et l’armée est tout ce qui restait à la Belgique libre. Et puis, quand vous voyez les boucheries incroyables et les pertes inutiles dans le camp allié. Tout cela sans résultats… Les Français auraient mieux fait d’attendre le moment où les progrès techniques leur auraient permis d’espérer une véritable rupture du front. »

L’armée belge ? Pas brillante !

A l’aube de la Première Guerre, l’armée belge ne brille ni par ses compétences, ni par son expérience. « Aucun soldat n’a jamais fait la guerre. Si ce n’est, l’une ou l’autre guéguerre au Congo… », explique Jean-Michel Sterkendries. Il faut dire que le pays n’est pas très porté sur la chose militaire. Durant longtemps, l’armée belge n’est qu’une (petite) armée de métier, complétée par un tirage au sort. En 1910, la loi change : dorénavant, dans chaque famille, un fils devra effectuer son service. Mais ce n’est qu’au printemps 1913 que l’obligation est généralisée à tous les jeunes hommes. Au début de la guerre, ce sont environ 200.000 hommes qui partiront sous les drapeaux. A leur tête ? C’est la désunion ! Les désaccords entre de Ryckel et de Selliers de Moranville sont bien connus… Qu’en est-il alors du matériel ? « Il n’est pas si mauvais, reprend Sterkendries. Et essentiellement allemand pour ce qui est de l’artillerie… » Au final, les soldats belges ne font pas peur : force est de constater que les grandes puissances ne les prennent pas au sérieux. Et pourtant, au coeur du mois d’août, l’armée belge sera devenue héroïque…

Par Vincent Delcorps



Cet article fait partie du hors-série « 14-18, L’histoire », du Vif/L’Express, actuellement en vente en librairie (196 pages, 14,95 euros)

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