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Angry birds : ces oiseaux cassent la baraque !

Vous y jouez. Vos enfants y jouent. Votre mère y joue. Omniprésent, le jeu vidéo finlandais Angry Birds devrait bientôt atteindre le milliard de téléchargements. Autopsie d’un véritable phénomène planétaire.

Pas merci à celui qui nous a collés ces bestioles dans les pattes. On se dit qu’on va balancer deux, trois piafs à la face de ces vilains petits cochons verts (c’est le but du jeu, dans cette version-ci : souffler toute la porcherie et ses occupants, au moyen d’oiseaux multicolores catapultés au lance-pierre) et s’en retourner vite fait à de plus édifiantes activités – mission accomplie, en somme, comme le grand Méchant Loup. Raté. Parce que ce jeu-là, il ne vous lâche pas : une demi-journée et quelques milliers de projectiles à bec et plumes largués plus tard, c’est le point mort. Rien de ce qui devait être fait n’a été fait : ni l’article urgent, ni la manne de linge, ni le souper des enfants. Pourquoi ? Parce qu’ Angry Birds, comme tous les casuals gamings – jeux faciles et rapides, dont les parties durent entre deux et cinq minutes – procure, selon les sociologues, une « joie simple et tactile, sans exiger trop de réflexion ». Un truc basique et atavique, qui permet à l’écolière comme à l’homme d’affaires de retrouver son pouvoir infantile de destruction. « Un moyen de vivre nos pulsions meurtrières en disposant d’un espace de conflit sans conséquence », ose même un psychiatre français. Ou juste un pur passe-temps, qu’on manipule seul et qui vous ne prend pas la tête – en théorie, parce que l’un des plaisirs évident consiste à ajuster le tir encore et encore, jusqu’à trouver le point précis où la frappe d’un seul volatile démolira complètement la baraque… Et on sait de quoi on parle : depuis hier, nous, on est niveau 14.

La poule aux oeufs d’or

Stupide ? Oui. Jouissif ? A mort. Développé en décembre 2009 par la société finlandaise Rovio Mobile, Angry Birds a rapidement connu un succès fulgurant, initialement via le bouche-à-oreille, et grâce à sa grande « jouabilité » autant qu’à son prix dérisoire (0,79 euro sur l’iPhone) – des versions gratuites, mais avec publicité, permettant également d’accrocher rapidement les curieux. Deux ans plus tard, les oiseaux de malheur sont partout. Sur les mobiles, les smartphones, les tablettes, les PC, les consoles. Dans la pub et les magasins de jouets. Sur les gâteaux d’anniversaire, les Happy Meals du McDo, les pantoufles, les tee-shirts et les sacs à dos. Et, surtout, dans les esprits – ou au bout des doigts. « Le temps global passé à jouer à Angry Birds dépasse les 200 000 ans », triomphe Rovio. Allez vérifier… Ce qui est certain, cependant, c’est que le titre occupe aujourd’hui la première place des applications téléchargées sur le magasin AppStore (qui approche, lui, des 25 milliards de downloads). Et que ces oiseaux fâchés, qui totalisent à eux seuls plus de 700 000 téléchargements, devraient franchir le cap fatidique du milliard à la fin du mois d’août prochain. On imagine la poule aux oeufs d’or pour l’éditeur finlandais, qui a multiplié par dix sa mise de départ : conçu par quatre personnes, l’épisode inaugural du jeu n’avait même pas coûté 100 000 dollars…

Angry Birds, Super Mario de la décennie ? Pour entretenir l’addiction, ses concepteurs ont savamment veillé à doter la configuration initiale du jeu de versions saisonnières (à la mode de Noël, d’Halloween, de la Saint-Valentin, etc.), de sorte que de nouveaux niveaux à détruire ne cessent de s’ajouter (300 actuellement). Mais c’est l’envol des volatiles sur Facebook, le 14 février dernier, qui a solidement assuré l’ancrage des fans : au moment d’écrire ceci, le compte Angry Birds comptait plus de 17 390 000 amis s’y exprimant en toutes les langues. Un recensement vite dépassé : chaque minute écoulée dépose en effet une cinquantaine d’inscrits supplémentaires dans le nid… Et c’est donc sur Facebook, naturellement, que l’actualité porcino-avicole se déroule désormais. Telle l’annonce du lancement, le 22 mars, en partenariat avec la Nasa, de l’épisode « Angry Birds Space », avec compte à rebours et teasers dignes de Hollywood – « Dans l’espace, personne ne peut vous entendre couiner »… Brrrr.

20 millions d’adeptes

C’est sur le Net aussi que les aficionados s’affrontent, puisant çà et là des solutions pour progresser dans le jeu, avant de comparer leurs scores : « Je suis environ le 300 000e joueur mondial, soutient Patrice, 49 ans, en rigolant. Sur près de 20 millions de concurrents, quand même !… » Lui, c’est pour « occuper ses pauses-cigarette » que ce communicateur bruxellois s’est mis à Angry Birds, il y a déjà plusieurs mois. Ses deux fils de 18 et 15 ans « pratiquent » eux aussi, mais semblent à présent se détourner quelque peu du jeu, au profit de Temple Run ou de Duddle Jump, deux autres casual games particulièrement addictifs. « Il n’y a plus aucun de mes amis qui joue encore à Angry Birds », assure Many, 24 ans. D’autres passionnés blasés se montrent plus sévères : « Les Birds sont venus dévorer les dernières miettes de votre cortex, lâche un jeune « expert » en la matière. Ils proposent un design digne d’un gamin de 5 ans, et une physique mollassonne… Rien à voir avec un Call of Duty [ NDLR : un impressionnant jeu vidéo de tir subjectif, se déroulant pendant la Seconde Guerre mondiale]. »

Vérifications faites, même si, au vu du nombre d’utilisateurs planétaires, il s’en trouve encore des cohortes dans toutes les catégories d’âge, Angry Birds reste surtout la coqueluche des 12-15 ans. « Rares sont les jeux viraux qui présentent une telle durée de vie, constate Patrice. Il est donc normal qu’ Angry Birds s’essouffle un peu et qu’on passe à autre chose… » Sans doute pas tout le monde en même temps : il suffit de jeter un oeil par-dessus l’épaule des usagers des transports en commun, pour réaliser combien les pioupious valdinguant ont encore un bel avenir devant eux. « Moi, en tout cas, ça me vide la tête », lâche Sarah, lycéenne, avant de repiquer du nez sur son écran. Evasion, antistress, renforcement des réflexes, de la concentration et de l’acuité visuelle – et profonde socialisation, au bureau, autour de la machine à café… Les bienfaits du casual gaming sont nombreux, et Sarah, malgré les soubresauts de la rame de métro, y retourne visiblement avec délectation, ignorant que le jeu sert aussi, selon la sociologue française Sylvie Craipeau (1), « à prendre de la distance avec l’autre qui dérange, à « mettre un rideau » ».

Laissons-la donc canarder ses porcs en paix. Car « ce n’est pas le jeu que l’on choisit qui est important, insiste la spécialiste, mais le fait de jouer ». Sur ce, allez hop, Cochon vert, planque- toi, j’arrive !

(1) La Société en jeu(x), par Sylvie Craipeau, PUF, 208 p.

VALÉRIE COLIN

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